La maison Nucingen

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Retour en bonne forme du plus français des cinéastes chiliens, pour une escapade où, comme de coutume, paradoxes et non-sens tiennent lieu de repères…

Il faut bien l’avouer, souvent, et de plus en plus ces dernières années au vu du caractère assez indécidable de son œuvre, au projet de découverte d’un film de Raul Ruiz s’associe rictus. Comme le pressentiment, rarement trompé, qu’au sortir de l’escapade, séduit(e) ou non par le labyrinthe que sera forcément cette fiction, ne restera que l’impression d’être encore trop assujetti à quelque garantie de cohérence, de résolution, y compris devant le délire d’artiste le plus gratuit. Le charme du non-sens est, a toujours été la force du cinéma de Raul Ruiz, comme à vrai dire de tous les cinémas ayant fait œuvre dans l’infiltration d’un accroc dans le tissu du réel, fait de l’accueil serein du fantastique et du flottant dans la ligne claire d’une aventure a priori très « cadrée » le motif premier de toute leur mise en scène ( Buñuel ou Cronenberg, dans le registre du dérapage assumé, Welles ou Hitchcock, dans celui de la sortie de route à peine masquée par un réalisme de façade).

Il faut ainsi prendre cette Maison Nucingen, plus sans doute que la plupart des films de Ruiz de ces dix dernières années (il n’est pas interdit de penser que depuis sa belle adaptation du Temps retrouvé de Proust, où l’alliage entre son goût du paradoxe et l’ambivalence des figures de l’écrivain faisait souvent merveille, les propositions du cinéaste semblaient quelque peu tourner en rond et s’épuiser), avec la bienveillance toute enfantine de qui accepte pour cette fois de jouer le jeu. Enfermant un couple d’aristocrates anglais, William et Anne-Marie James (délicieux Jean-Marc Barr et Elsa Zylberstein) dans cette fameuse maison chilienne gagnée au poker, les entourant d’une faune de résidents – une vielle famille autrichienne exilée loin d’une Europe en grand mouvement, durant ces années 20 – tutoyant la folie depuis déjà bien longtemps, Ruiz s’adonne cette fois à une très ludique variation sur le thème ô combien éprouvé du château hanté. Par « ludique », entendons surtout que le projet ne sera jamais ici de provoquer la moindre sueur froide, d’aligner cash les figures imposées du film d’épouvante standard (si Tourneur l’a inspiré, comme le confesse le cinéaste dans le dossier de presse, gageons que c’est avant tout dans l’emploi méthodique d’un certain décor, une certaine idée du cadrage, de la contiguïté des compartiments d’un territoire donné, plus que dans la stricte intention dramaturgique), mais bien davantage d’inviter le spectateur au jeu assez jouissif de la contradiction heureuse.

 

Ainsi ne faudra-t-il pas s’offusquer d’identifier, plus d’une heure après le début du film, l’interlocutrice partageant la table de William, il est vrai jusqu’ici jamais montrée de face, comme l’autre de qui l’on croyait. D’ailleurs, entre vous et moi, avouons que nous l’avions un peu vu venir, ce twist identitaire… à ceci près que chez Ruiz, et de manière rarement aussi évidente et nue que dans ce film, la mise en place, ou plutôt le « surgissement » d’une révélation est généralement exempt(e) de toute douleur. Contrairement à par exemple Shyamalan, dont le génie repose pas mal, comme on sait, sur la préservation durable d’un mystère, un secret dont l’éclaircissement final sera le point d’orgue émotionnel – pour ne pas dire la raison d’être – de tout le film (mais au vrai, cette question de la révélation, du dévoilement, de la prise de conscience de dernière minute – par les personnages comme le spectateur – par association d’éléments à première vue anodins, fut la matrice de nombre de films cultes américains de ces 15 dernières années, de Usual suspects à Sixième sens en passant par Minority Report ou Zodiac), Ruiz semble peu faire cas de la « vérité ». Pour lui, le mystère serait même la chose la plus commune qui soit, n’appellerait aucun nécessaire décryptage.

D’où sans doute le caractère hautement bouffon, quoique toujours très modéré, de ce film comme de tant d’autres de son auteur, cette sérénité dans l’alignement des dissonances (visuelles comme musicales – mention spéciale à la partition sans fausse note de Jorge Arriagada, toute de cordes et de nappages des plans et séquences dans l’inquiétant confort de sonorités récurrentes, discrètement répétitives). Vie et mort, fantômes et vivants, jour et nuit, intérieur et extérieur, langues française et anglaise se jouxtent ainsi en toute transparence, toutes ficelles dehors. Il peut bien sûr naître, sur la durée, un certain agacement, une forme d’irritation, devant le spectacle presque trop clair de ce « non-sens » normalisé. Bien sûr que faire du décalage et de lui seul son unique moteur finit à la longue par enfermer l’art de Raul Ruiz dans une certaine monotonie, un ronronnement de vieille machine un peu usée. Reste qu’une fois admise cette réserve, La maison Nucingen n’en demeure pas moins l’objet ruizien le plus simple et accessible depuis longtemps, un film clair/ obscur comme on n’en voit nulle part aujourd’hui. De ces édifices et casses-tête foncièrement généreux contribuant aussi, à leur manière toute élégante et bonhomme, à notre besoin d’aller toujours plus au cinéma.

Titre original : La maison Nucingen

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Durée : 90 mn


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