“Dieu donne à nous tous, buveurs, une si légère et belle mort” (dernière phrase de la nouvelle : La Légende du saint-buveur de Joseph Roth)
In vino veritas…
La source d’inspiration de cette parabole intempérante est la nouvelle testamentaire éponyme et en partie autobiographique de l’écrivain autrichien Joseph Roth, ami et contemporain de Stefan Zweig. Aux côtés de Tullio Kezich et du directeur de la photographie Dante Spinotti, Olmi imprime à cette fable une recréation réaliste qui dénote contre toute attente d’ un pacte avec Dieu et non avec le diable.
Dans ses films, Ermanno Olmi excelle à donner voix à des anonymes transfigurant la banalité du quotidien. Et selon le processus de l’adaptation, le soliloque intérieur de Joseph Roth prend corps dans un rapport quasi cryptique à la parole, réduite à la portion congrue et une caméra introspective. Et dans la traduction d’une expérience spéculaire, une mise en miroir d’un homme qui contemple sa propre déchéance.
Olmi infléchit l’errance ordalique de Andréas Kartak (Rutger Hauer), ancien mineur de Silésie, dans le sens d’une conversion accomplie juste avant qu’il meurt. Cette errance dictée par ses errements se présente comme une suite improbable d’épiphanies jusqu’à sa révélation spirituelle résiliente avant la mort.
Or, la nouvelle de Roth sera publiée à titre posthume. C’est cette conjonction de faits qui confère toute sa force intime à l’histoire sans histoire où des flashes de son passé comme des éclairs de lucidité dans son univers flouté apparaissent à Andreas.
L’icône de l’ivrogne à la figure christique
Rutger Hauer est l’icône de l’ivrogne à la figure christique. Pour l’imposer, Olmi évince rien moins que Robert De Niro et Marcello Mastroianni refusant de céder aux sirènes du star-system afin de réaliser le casting qu’il a dans la tête. A la vérité, l’acteur hollandais est confondant de vérité incarnée avec sa toison désordonnée, son regard bleu acier aux yeux chassieux et injectés et l’anachronisme de sa dégaine façon apache des années 30 fait le reste. Parcouru par une ébriété euphorisante, il traverse le film comme sur un petit nuage et le transcende par sa seule présence contemplative, sa mine désordonnée et sa mise élégante par contraste, son regard désarmant et ses traits laconiques. Son personnage semble figer le temps.
Ce sentiment taraudant de sa dette contractée de 200 francs l’oblige auprès de son bienfaiteur miséricordieux (Anthony Quayle). Parvenu au terme de sa quête spirituelle, il découvrira à son corps défendant que la vie est la seule véritable chose dont on est redevable, dont il faut s’acquitter. La rendre, c’est le prix du salut et de la grâce sinon la grâce elle-même. Et l’ultime possibilité de mettre fin à l’absurde fuite en avant de l’existence parce que tout retour en arrière et toute renaissance ne sont
qu’illusion ou croyance mystique. En lui offrant l’argent et en l’encourageant à le rendre, l’énigmatique donateur montre la voie rédemptrice. Le don est un précieux viatique parce qu’il se transmet. Telle est la morale sous-jacente.
Le Paris des années 80 tel qu’il est dépeint paraît anormalement irréel voire surréel comme si l’étrangeté du propos infusait jusqu’à l’image fuligineuse que seul le visage du clochard, s’octroyant un rasage de temps à autre pour rester présentable, semble devoir irradier. Les intérieurs sombres des bistrots parisiens retiennent un lustre et une patine intemporelle qu’il faut mettre au crédit de la photo et du décor qui sont proprement confondants de réalisme magique.
Ermanno Olmi et le réalisme parlant de l’intériorité
Ermanno Olmi occupe une place à part dans le panthéon du cinéma italien. Réfractaire à “la caméra des honneurs” alors qu’elle a engrangé les lauriers internationaux, l’authenticité qualifie son œuvre exigeante. Aux antipodes de la fiction racoleuse, elle se caractérise par un réalisme de l’intériorité et son cinéma est celui du regard parlant. Cinéaste des petits faits contingents et du non-dit, Olmi filme comme il “va au charbon” avec cette conscience marxiste-chrétienne en bandoulière. Sa caméra buissonnière enregistre, musarde, cueille sur le vif le détail crucial avec l’œil aiguisé d’un observateur empathique et selon une approche semi-documentaire entre cinéma-miroir et cinéma-vérité qu’il doit à son passé de documentariste industriel. Comme dans ses premiers films, Il posto et I fidanzati (les fiancés), la caméra d’Olmi nous ancre dans la réalité sociale de ses personnage: le marasme bureaucratique du boom économique avec Il posto et les temporalités de la solitude et de l’éloignement dans I fidanzati.
Au terme de sa quête chaotique, le temps s’est définitivement arrêté pour Andreas Kartak alors qu’il n’était qu’un continuum vide de sens se dévidant stérilement en marge d’une société avec laquelle il se réconcilie après un ultime élan d’addiction à l’alcool qui a irrigué sa vie.
La Légende du saint-buveur est partie intégrante d’un cycle rétrospectif italien en salles initié et supervisé par Carlotta et qui comprend 6 autres pépites : Miracle à l’italienne, Portier de nuit, Seule contre la mafia, Affreux, sales et méchants, Hier, aujourd’hui et demain.