« La simplicité est la sophistication suprême » (Léonard de Vinci)
La Huitième femme de Barbe-bleue revisite le mythe fantastique du conte de Charles Perrault. Henri VIII de la dynastie des Tudor eut sept femmes qu’il sacrifia à la cause d’état. Son cas d’espèce défraya la chronique et marqua d’une pierre noire les annales matrimoniales pour donner lieu à toutes les affabulations imaginables jusqu’aux plus sanguinaires. Le tandem Billy Wilder et Charles Brackett lui invente une huitième femme qui, nolens volens, saura tenir tête à ce bourreau des coeurs.
« La société la plus spirituelle est celle que les tailleurs habillent »
Débarqué à Hollywood en 1923, Ernst Lubitsch est devenu Outre Atlantique le « Griffith européen », depuis qu’il a cueilli ses lauriers dans la fresque historique muette à grand spectacle et le vaudeville d’opérette qui assure la parfaite transition entre le muet et le parlant.Formé à la troupe théâtrale du scénographe et dramaturge Max Reinhardt, l’acteur, à la physionomie ingrate, est cantonné aux rôles de faire-valoir comique de boutiquier juif.
Il est un enfant du « Sentier berlinois » où les échoppes de confection et les marchands d’étoffes prospèrent, à l’exemple de celle de son père tailleur dans cette activité textile florissante jusqu’à la seconde guerre mondiale. Un temps commis dans la « boutique (familiale) au coin de la rue » dont il fera son chef d’oeuvre The Shop around the corner (1939), il en gardera un penchant prononcé pour le chatoiement affriolant des toilettes féminines, le vertige des femmes du grand monde et le miroitement du désir qu’elles suscitent ; ce plaisir épicurien des sens, la démesure et le goût du décorum. Il se construit un rêve « de toutes pièces » et aurait pu faire sienne la formule célèbre : « la société la plus spirituelle est celle que les tailleurs habillent ». Mais lui habillera les plus belles stars dans leurs écrins scintillants et sur les écrans.
Un raffinement de l’illusion poussé jusqu’à la sophistication
En phase avec l’époque où tout se fait et se défait dans l’irréversible tourbillon du temps, il se taille une réputation de magicien providentiel qui apprend sur le tas l’ingénierie du cinématographe à partir d’ un sens inné du costume et du décor. Selon sa formule consacrée, « On ne peut jouer la comédie que si l’on a déjà un cirque qui tourne dans sa tête ». C’est cette ingéniosité fantasmée en rêve éveillé qui va lui faire « brûler les planches » de l’usine à rêves hollywoodienne.
En 1938, nous sommes à l’acmé de ces comédies hollywoodiennes qu’Ernst Lubitsch enfile comme des perles avec une délectation palpable et une joie de vivre hédoniste qui crève l’écran à partir de Haute Pègre (1931).
La huitième femme de Barbe-bleue constitue le chaînon finissant de ces comédies déjantées, éthérées, effervescentes, en ébullition et légères comme des bulles de champagne. De celles qui joignent le futile à l’agréable et où le raffinement de l’illusion est poussé jusqu’à la sophistication pour tâcher de faire oublier les vicissitudes de la grande dépression.
La lune de miel tourmentée de deux coeurs ulcérés noyée dans les bulles de champagne
Le film emprunte au conte de fée la tentation sexuelle où la femme brave l’interdit en ouvrant la porte du cabinet et, ce faisant, ouvre la boîte de Pandore. Il ne retient que cette charge érotique pour nourrir les spéculations de sa comédie d’alcôve qui mêle dans un cocktail détonant comique de situation et loufoque débridé des réparties verbales.
Fin physionomiste, Lubitsch excelle à caster ses actrices en particulier ; jouant sur les ressorts des contrastes physiques : Claudette Colbert est tout aussi menue et finaude que Gary Cooper est dégingandé et gauche. La volubilité des dialogues est inversement proportionnée à la minceur notoire de l’argument. S’y ajoute la frivolité d’un sujet qui à l »instar du pyjama n’a « ni queue ni tête et ni fondement » .
Les couples lubitschiens s’apostrophent et s’échauffent dans une intempérance verbale tout en s’apprivoisant mutuellement dans le même temps.
Mus par un grain de folie, ils en décousent tant et plus et vont jusqu ‘à joindre le geste à la parole. On pense à la scène de la gifle à répétition puis à celle de la fessée que Gary Cooper puise dans « la mégère apprivoisée ». Comme au théâtre, le lit est toujours l’alcôve fantasmée derrière la porte close, havre de paix et de réconciliation conjugale sur l’oreiller. C’est ainsi que Lubitsch parvient à subvertir les conventions théâtrales aux exigences du cadre cinématographique.
Marivaudage déjanté et slapstick
Michael Brandon (Gary Cooper truculent en diable) est un multimillionnaire excentrique doublé d’un « serial marieur » aussi intraitable en amour qu’il l’est d’évidence en affaires. Il s’entiche d’une jeune aristocrate française Nicole de Lozières (Claudette Colbert), fille d’un marquis ruiné et qui consomme sa déchéance (Edward Everett Norton). Des circonstances de la plus haute fantaisie les mettent à brûle pourpoint en rapport. Alors qu’il se refuse obstinément à acheter un pantalon de pyjama qu’il sait ne pas vouloir porter, c’est elle qui s’en porte acquéreuse pour en vêtir son père dans une surenchère homérique à la subtile connotation sensuelle. Plus loin dans le récit, leurs rapports de force s’ébrèchent comme la baignoire Louis XIV que le marquis livre à son futur gendre pour sceller le mariage avec sa fille. En guise de « happy ending », elle n’entend pas s’en laisser conter par son ogre de mari et portera la « culotte » dans le couple dépareillé comme le pyjama qu’ils formeront.
Particularisme vestimentaire et obscur objet du désir : le pyjama
Dans les comédies de Lubitsch, les voies du désir sont impénétrables. C’est même ce qui affleure à chaque image. Tout y fait allusion. C’est la métonymie de l’objet pour le tout qu’il représente. Ici, l’objet du délit est le pyjama pourtant dénué à priori de toute charge érotique. Quoi de plus trivial et asexué qu’un pyjama ; à fortiori à rayures qui représente le summum du mauvais goût. Cet ouvrage textile devient le vecteur sexuel d’une pantalonnade débridée dès lors qu’il est envisagé sous l’angle incongru de sa partie.
Lubitsch jubile, se surpasse et parachève de trouvailles visuelles le brainstorming balbutiant et les exercices de style de ses dialoguistes qui infusent un « un sang neuf » dans son travail.Tel cette mention désopilante « American understood » qu’il ajoute subrepticement comme une épigramme qui porte sa griffe sur la liste des langues parlées à l’ouverture du film et sur la vitrine du magasin de vêtements.
Nul besoin d’imaginer sa silhouette trépidante de « tailleur pour dames » boutonné dans son costume « sur-mesure », mâchonnant de contentement un cigare éternellement vissé à la bouche, le regard étincelant de malice espiègle à la manière d’un Groucho Marx mais sans le roulement égrillard. Lubitsch prend ici la mesure de ses gags désopilants à l’aune de son mètre-étalon de tailleur.
Le charme tapageur d’une aristocratie décadente
La Huitième femme de Barbe-bleue est un conte merveilleux mais qui laisse une impression de satiété dans le regard du spectateur comme si il était pris d’une indigestion de caviar et de champagne dont les bulles seraient retombées. Le film fera un flop retentissant.
Loin d’être dithyrambique , les critiques de l’époque semblent marquer le pas. Contraintes et embarrassées, elles reconnaissent le brio et la maestria habituelle de la « lubitsch touch ». Le tout laisse toutefois un goût d’amertume comme après un festin trop bien arrosé.Les convictions de Lubitsch sont quelque peu ébranlées ; lui qui a toujours su prouver aux studios sa capacité d’adaptation et n’a cessé de tordre le cou à la censure du code Hays en acclimatant son style inimitable à la litote incisive et à l’inventivité de ses ellipses. Désormais, le cinéaste ne peut plus en rester aux délicieuses extravagances de ses personnages fringants mais dont les mondanités sont à présent trop éloignées des préoccupations du public.
Le film est le chant du cygne d’un genre consommé où la légèreté du champagne, son pétillement acidulé, sa griserie exubérante conduisent au désenchantement de la gueule de bois. Le spectateur est emporté dans une valse viennoise (Billy Wilder l’est) virevoltante de bons mots ciselés. Le charme opère mais la substance du récit n’est pas au rendez-vous. Le film est un feu d’artifices de réparties subtiles et spirituelles qui finissent en pétards mouillés. La guerre se profile à l’horizon qui interrompt les mondanités et gâche la fête. Avec Ninotschka, son film suivant, Lubitsch abordera une satire plus viscéralement mordante et terre à terre en prise avec les préoccupations populaires de son temps.