Il est des films élémentaires. Des œuvres qui puisent dans la puissance des quatre éléments. La Forme de l’eau en fait partie. Pas seulement par son thème ; mais d’abord par son esthétique, sa manière d’énoncer le monde.
L’eau, matrice de l’être
Avec La Forme de l’eau, Guillermo del Toro accomplit la puissance de l’élément aquatique, latente dans l’ensemble de sa filmographie. Que l’on songe aux flots océaniques dePacific Rim(2013)ou aux torrents de sang de Cronos (1993). Jusqu’alors, l’eau restait en arrière-plan. Comme son nom l’indique, La Forme de leau la fait passer au premier plan : l’élément épouse la forme même du cinéma. Pour le cinéaste mexicain, l’eau est par essence le principe de la fluidité. De la métamorphose. D’une puissance insaisissable, indéterminable. Une puissance qui se suffit à elle-même, belle par sa capacité à circuler entre les catégories sans jamais s’y laisser piéger. « Gender fluid », pour emprunter un terme au lexique LGBT.
La créature au cœur de La Forme de l’eau pourrait bien lier cette faculté de l’eau au cinéma de Del Toro. Cet anthropomorphe bleu et amphibie rappelle le personnage d’Abraham « Abe » Sapien dans Hellboy (2004) et Hellboy II ‘2008). D’autant que c’est le même acteur, Doug Jones, qui les incarne. Capturé par les services secrets américains, menés par le cruel Strickland (Michael Shannon), qui espèrent en tirer quelque chose en pleine course à l’espace avec l’URSS, « le Sujet » met en abyme la propre trajectoire de Del Toro au sein de Hollywood. L’auteur du Labyrinthe de Pan (2006) navigue, depuis près de vingt ans, entre blockbusters (Pacific Rim) et œuvres plus intimistes (L’Échine du diable, 2001), imposant au fil des projets sa fascination pour les monstres. Comme eux, Del Toro échappe à toute détermination. Dans son cinéma, le freak n’a rien de négatif ; il est, comme l’élément aquatique, puissance autonome. À l’opposé se trouve le personnage monolithique de Michael Shannon : immense, impressionnant, sûr de lui, Strickland incarne lAmérique la plus machiste et la plus raciste qui soit. Celle qui se plaît dans les normes.
… et du cinéma de genre
Doù une œuvre très personnelle au sein du plus pur cinéma de genre. La Forme de l’eau samuse à brouiller les frontières. Fantastique par son thème, la production penche nettement vers la romance avec l’histoire d’amour entre la muette Elisa (Sally Hawkins) et la créature, lorgne du côté du film d’espionnage par l’irruption des services secrets soviétiques, effleure la comédie musicale par une bande-son remarquable. De ce point de vue, La Forme de l’eau et La La Land (2018) se ressemblent par bien des points. Les deux convoquent tour à tour les grands genres hollywoodiens, non pour les dynamiter, mais pour les fusionner dans une œuvre totale au lyrisme prononcé.
À trop nous focaliser sur le freak le plus évident, on en manquerait presque l’autre élément du couple : Elisa. Sa monstruosité à elle, c’est son impossibilité de parler. Ce qui n’est pas sans évoquer le récent Musée des Merveilles (2017). Todd Haynes, par la surdité de ses enfants, et Guillermo del Toro, par le mutisme de son héroïne, s’obligent en effet à repenser un autre régime sensoriel du cinéma. En découlent des films au verbiage limité, qui s’ingénient à trouver d’autres manières d’exprimer. Et chez Del Toro, la solution coule de source : emprunter ses formes à l’eau.
Poéthique de l’eau
Visuellement, le montage multiplie raccords et transitions plastiques. Une des plus belles séquences du film suit deux gouttes d’eau courant le long d’une vitre, devenant de plus en plus grosses à mesure que le cadre se resserre, jusqu’à envahir l’image entière, qui sy dissout pour accoucher d’une nouvelle séquence. Pareille technique arrache la transition à sa stricte utilité narrative pour magnifier sa beauté plastique. De simple raccord, la transition devient passage enchanté.
La musique a elle aussi son importance. Elle ne se contente pas d’illustrer, ou d’exprimer l’intériorité des personnages. Elle aussi dispose d’une autonomie esthétique. Oscillant entre morceaux d’époque, compositions originales à base d’instruments à vent qui sifflotent une romance et anachronismes assumés - ainsi d’une reprise de La Javanaise – la bande-originale conduit la narration et caractérise les personnages. Comme l’eau, Del Toro s’amuse à mêler l’image et le son. Aussi l’une des plus belles scènes réside dans le subtil passage au noir et blanc, accompagné d’un basculement de la chansonnette amoureuse à l’exaltation de la comédie musicale.
Que retenir en fin de compte de La Forme de l’eau ? L’état desprit à Hollywood. À côté des plus grosses superproductions toujours plus banalisées, les auteurs les plus en vue ne cherchent pas tant à innover sur le plan narratif qu’à recycler les vieilles histoires en mélangeant les tons et les genres. Après tout, La Forme de l’eau ne fait que reprendre le conte de la princesse et du prince charmant. En le situant en pleine Guerre froide, âge du manichéisme, sous les traits d’un monstre et d’une muette.