Klute (Alan J. Pakula, 1971)

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Annonçant des oeuvres plus franchement politiques, « Klute » est autant un hommage au polar urbain qu’un grand thriller sur le désir malade et la surveillance.

En deux scènes introductives, le grand Alan J.Pakula dresse la table de son thriller d’espionnage en mode mineur, où la surveillance et l’enregistrement sont autant les outils d’une mise en scène que les amusements sadiques d’un pervers sexuel.

Klute s’ouvre sur une scène de repas. Autour de la table, les convives, à chaque extrémité, les époux, puis le mari, isolé dans le plan, souriant à sa femme. Puis le noir, et la seconde scène débute sur la même place, cette fois vide. La salle à manger est désormais moins animée, et ce sont des policiers qui entourent l’épouse. Le mari a disparu et une enquête s’annonce. John Klute, un ami de la famille est attentif, tandis que les policiers évoquent une « fille » qui aurait eu des relations avec le disparu, Tom Gruneman. Le générique d’ouverture achève de mettre en place toutes les données et introduit les deux derniers personnages du film. A l’écran, un magnétophone, d’où s’échappe en voix off la voix de la fille (Jane Fonda, très logiquement récompensée pour ce rôle par l’Oscar de la meilleure actrice) racolant, parlant de désirs enfouis et d’interdits. L’incroyable finesse du réalisateur est contenue toute entière dans ces trois scènes : évoquer le temps passé depuis la disparition, créer une atmosphère feutrée et angoissante, tout en introduisant visuellement tous les protagonistes de son histoire. Ainsi, Klute enquête sur la disparition de son ami. Des lettres cochonnes ont été retrouvées dans ses affaires, adressées à une prostituée. Pourtant, la jeune femme ne remet pas Tom, les photos de lui qu’on lui montre ne correspondent pas au client violent l’ayant agressé deux ans auparavant.

La crudité de ce qui est montré dans ce film de 1971 conserve aujourd’hui toute sa puissance visuelle. Film urbain, où les hauteurs des bâtiments préviennent toute échappatoire, la jungle new-yorkaise est tantôt menaçante, tantôt sensuelle, mais toujours asphyxiante.

Motif visuel du générique, le magnétophone est le signifiant premier de ce récit sur la surveillance comme arme d’oppression. Le passé et le présent se mêlent par l’entremise de l’objet. Enregistreur de scènes primordiales du passé, il ne cesse, en off, de les faire revivre à l’écran. La voix de Jane Fonda, démultipliée, sort de la nuit et inonde l’écran, instaurant un suspense, une gêne, une sensation de promiscuité avec sa condition de prostituée, mais surtout, avec l’homme sadique qui lui a volé sa parole, qui l’a capturée sur ses bandes.

 

 

La sensation d’étouffement est aussi présente visuellement, lorsque l’homme la traque, surveillant ses faits et gestes, visible en amorce ou au second plan. La caméra devient porteuse de ce regard intrusif de l’homme, et des hommes, sur la jeune femme. Qu’elle soit en retrait ou non, elle est voyeuse, surgissant de décors sombres pour venir épier une scène, un moment d’intimité de la jeune femme. Ces sensations, découlant de la mise en scène, sont renforcées par un système d’espionnage dédoublé, parfois même triplé ! John Klute met ainsi son téléphone sur écoute, avant de découvrir l’identité de l’homme qui la traque et se rend lui aussi coupable d’intrusion, tandis que la jeune femme « renseigne » elle aussi quelqu’un d’autre sur ce qui est en train de se passer. Elle dévoile en effet son intimité à une psychologue, parlant de Klute et de leur relation à une parfaite inconnu, dévoilant sa propre intimité en direct.

La précision est le maître mot d’une intrigue assez simple, le spectateur étant avisé assez vite du coupable, l’enjeu n’est pas vraiment là. Ce qui est superbe, c’est la manière dont le réalisateur exploite le clair-obscur, la noirceur de ses plans. La caméra dévoile, découvre des figures et des corps plus qu’elle ne les filme, faisant apparaître le profil d’un visage, un bout de corps auparavant caché, un mouvement imperceptible. Peu d’action, rarement de violence, Pakula ne semble pas en avoir besoin pour signifier la menace, l’encerclement progressif de cette femme dans des plans de plus en plus serrés.

Armé de sa caméra (la superbe photographie est due, rien de moins, qu’à Gordon Willis, chef opérateur des bons Woody Allen, collaborateur de Pakula, qui a aussi signé la lumière du Parrain 2 !) et du magnétophone, le cinéaste construit un film sensitif, peuplé de voix et d’ombres. Encore une fois, s’ajoutent aux enregistrements de conversations détenus par le psychopathe des bribes de paroles perpétuellement mises en avant. Souvent, une scène où l’actrice parle, à sa psy, au téléphone, se prolonge sur la scène suivante, déborde par la voix off, venant illustrer le principe d’enregistrement comme leitmotiv atmosphérique et ressort scénaristique.

Par ailleurs, la présence physique du pervers, la sensation qu’il est à plusieurs moments précis derrière la caméra est signifié par un gimmick musical, un carillon assorti de quelques notes. Retour à une illustration musicale vieille comme le cinéma, le méchant annoncé par une musique qui lui est dédiée, le procédé fonctionne ici de manière remarquable.

Mais ces éléments de mise en scène, cette sourde menace qui s’infiltre partout, ne seraient rien sans ce petit plus romanesque qui faite de Klute un grand film. Au départ, elle est une garce, professionnelle aussi mécanique que froide, animée de son seul instinct de survie forgé d’individualisme. Bree Daniels est une prostituée trentenaire cherchant le salut dans une carrière de comédienne qui tarde à décoller. Encore une fois, la précision de chaque plan nous en dit plus sur le personnage que ce qu’il veut bien montrer : dans une chambre d’hôtel, avec un client, Bree dévoile ses talents de comédienne, mimant un désir gênant, apparaissant dans le reflet d’un miroir sans jamais être vraiment là, pressée d’en finir, reproduisant une scène amoureuse. Rarement personnage féminin n’a été esquissé, par petites touches avec autant de finesse, et rétrospectivement, dans toute sa modernité.

 

 

Lui est également tout à son professionnalisme, cherchant à retrouver Tom, flairant que le cœur de l’affaire se révélera sordide. Détective monolithique de prime abord, on perçoit très vite qu’il est un homme bon, incapable de ne pas se cogner à cette femme. En quelques scènes stratégiques, Pakula exprime le trouble amoureux naissant (la scène du marché est splendide), le désir et la cruauté, que l’on exerce par habitude. Ainsi, l’histoire d’amour déboule à moitié film, insufflant un peu d’humanité dans ce récit jusqu’alors d’une tristesse incroyable.

Cet accident de parcours, drôle d’alchimie entre une garce et un homme aux yeux tristes achève (et peut-être sauve) le portrait très noir d’une Amérique bien indifférente à ses propres perversions, refusant de reconnaître ses failles, mais les laissant pourrir, bien enfouies sous sa respectabilité. A ce titre, un plan, une plongée du haut d’un gratte-ciel gigantesque annonce l’ultime chute d’un personnage, et résonne en creux avec celle d’un pays qui en 1971, voit déjà son triomphalisme bien mis à mal.
 

Titre original : Klute

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Durée : 114 mn


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