Klute s’ouvre sur une scène de repas. Autour de la table, les convives, à chaque extrémité, les époux, puis le mari, isolé dans le plan, souriant à sa femme. Puis le noir, et la seconde scène débute sur la même place, cette fois vide. La salle à manger est désormais moins animée, et ce sont des policiers qui entourent l’épouse. Le mari a disparu et une enquête s’annonce. John Klute, un ami de la famille est attentif, tandis que les policiers évoquent une « fille » qui aurait eu des relations avec le disparu, Tom Gruneman. Le générique d’ouverture achève de mettre en place toutes les données et introduit les deux derniers personnages du film. A l’écran, un magnétophone, d’où s’échappe en voix off la voix de la fille (Jane Fonda, très logiquement récompensée pour ce rôle par l’Oscar de la meilleure actrice) racolant, parlant de désirs enfouis et d’interdits. L’incroyable finesse du réalisateur est contenue toute entière dans ces trois scènes : évoquer le temps passé depuis la disparition, créer une atmosphère feutrée et angoissante, tout en introduisant visuellement tous les protagonistes de son histoire. Ainsi, Klute enquête sur la disparition de son ami. Des lettres cochonnes ont été retrouvées dans ses affaires, adressées à une prostituée. Pourtant, la jeune femme ne remet pas Tom, les photos de lui qu’on lui montre ne correspondent pas au client violent l’ayant agressé deux ans auparavant.
La crudité de ce qui est montré dans ce film de 1971 conserve aujourd’hui toute sa puissance visuelle. Film urbain, où les hauteurs des bâtiments préviennent toute échappatoire, la jungle new-yorkaise est tantôt menaçante, tantôt sensuelle, mais toujours asphyxiante.
La précision est le maître mot d’une intrigue assez simple, le spectateur étant avisé assez vite du coupable, l’enjeu n’est pas vraiment là. Ce qui est superbe, c’est la manière dont le réalisateur exploite le clair-obscur, la noirceur de ses plans. La caméra dévoile, découvre des figures et des corps plus qu’elle ne les filme, faisant apparaître le profil d’un visage, un bout de corps auparavant caché, un mouvement imperceptible. Peu d’action, rarement de violence, Pakula ne semble pas en avoir besoin pour signifier la menace, l’encerclement progressif de cette femme dans des plans de plus en plus serrés.
Armé de sa caméra (la superbe photographie est due, rien de moins, qu’à Gordon Willis, chef opérateur des bons Woody Allen, collaborateur de Pakula, qui a aussi signé la lumière du Parrain 2 !) et du magnétophone, le cinéaste construit un film sensitif, peuplé de voix et d’ombres. Encore une fois, s’ajoutent aux enregistrements de conversations détenus par le psychopathe des bribes de paroles perpétuellement mises en avant. Souvent, une scène où l’actrice parle, à sa psy, au téléphone, se prolonge sur la scène suivante, déborde par la voix off, venant illustrer le principe d’enregistrement comme leitmotiv atmosphérique et ressort scénaristique.
Par ailleurs, la présence physique du pervers, la sensation qu’il est à plusieurs moments précis derrière la caméra est signifié par un gimmick musical, un carillon assorti de quelques notes. Retour à une illustration musicale vieille comme le cinéma, le méchant annoncé par une musique qui lui est dédiée, le procédé fonctionne ici de manière remarquable.
Mais ces éléments de mise en scène, cette sourde menace qui s’infiltre partout, ne seraient rien sans ce petit plus romanesque qui faite de Klute un grand film. Au départ, elle est une garce, professionnelle aussi mécanique que froide, animée de son seul instinct de survie forgé d’individualisme. Bree Daniels est une prostituée trentenaire cherchant le salut dans une carrière de comédienne qui tarde à décoller. Encore une fois, la précision de chaque plan nous en dit plus sur le personnage que ce qu’il veut bien montrer : dans une chambre d’hôtel, avec un client, Bree dévoile ses talents de comédienne, mimant un désir gênant, apparaissant dans le reflet d’un miroir sans jamais être vraiment là, pressée d’en finir, reproduisant une scène amoureuse. Rarement personnage féminin n’a été esquissé, par petites touches avec autant de finesse, et rétrospectivement, dans toute sa modernité.
Cet accident de parcours, drôle d’alchimie entre une garce et un homme aux yeux tristes achève (et peut-être sauve) le portrait très noir d’une Amérique bien indifférente à ses propres perversions, refusant de reconnaître ses failles, mais les laissant pourrir, bien enfouies sous sa respectabilité. A ce titre, un plan, une plongée du haut d’un gratte-ciel gigantesque annonce l’ultime chute d’un personnage, et résonne en creux avec celle d’un pays qui en 1971, voit déjà son triomphalisme bien mis à mal.