Jour de fête

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Expérimentation chromatique, verve anti-américaine et narration sensitive consacrent la virtuosité du premier film de Jacques Tati, « Jour de fête », qui ressort en salles.

Note de la rédaction : Le texte qui suit concerne notamment la version colorisée du film, qui n’a vu le jour qu’en 1995 et à laquelle Tati tenait. Celle qui ressort aujourd’hui en salles est une copie restaurée, en noir et blanc, de la version originale de 1949. 


Fête au village
, Mon village et finalement Jour de fête. Après plusieurs scénarios et différentes propositions de titres, c’est sous le nom de Jour de fête que sortit en 1949 le premier long métrage de Jacques Tati. Comme une célébration d’une réussite créatrice, Jour de fête abonde d’expérimentations qui désigneront l’avidité d’un cinéaste toujours en quête d’une grammaire singulière. Issu du court métrage en noir en blanc L’École des facteurs (1947), Jour de fête suit l’aventure vélocipédique du facteur François. Dans le calme provincial de Follainville, des forains arrivent pour animer la fête du village. Pendant ce temps, le facteur, époustouflé par un documentaire sur le service des postes américain, tente de moderniser la distribution.

Une innovation chromatique mise à mal

Chaque film digne de laisser une trace dans l’histoire du cinéma nécessite un retour sur l’époque au sein de laquelle se forgea le projet. Dans le cas de Jour de fête, la dimension expérimentale du film se rattache à son contexte historique. En effet, au-delà d’une simple connivence entre l’affect de son auteur pour son scénario, ce premier long est dépendant de bouleversements socio-culturels. Désireux de faire ressurgir l’identité nationale d’un cinéma controversé, indépendant de toute influence – allemande ou américaine -, le Centre National de la Cinématographie, jeune institution et fer de lance de la politique culturelle nationale, décide d’entreprendre un plan de modernisation mené par Paul Painlevé. L’opportunité est toute trouvée pour un certain Fred Orain, ami et futur producteur de Jacques Tati. Tandis que Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939) proclame l’ère du Technicolor, un nouveau procédé couleur tente de contrer l’avancée américaine : le Thomsoncolor. Mais comme le dit Estelle dans Le Crime de monsieur Lange (1936) de Jean Renoir : « On en parle tout le temps, des films en couleurs… Mais on n’en voit jamais ». Il faudra retrouver les bobines dans la cave de Jacques Tati, puis attendre 1995 avant de voir enfin la version couleur et restaurée de Jour de fête.

Jacques Tati, ne disposant pas d’un procédé évolué, ne parvint pas à restituer un rendu authentique. Bon gré mal gré, cette défaillance lui permit d’y d’inclure une caractérisation et une approche sociale. De manière générale, les tons sont ternes, dans la gamme des ocres et gris. Sur ce fond, se calquent des couches colorées, qui arrivent en même temps que les forains. La succession des plans initiaux, qui décrivent la caravane sillonnant les routes, instaurent un lien entre loisir, cinéma et couleur. En effet, les forains s’installent pour la fête du village et proposent comme divertissement des projections sous un chapiteau. Au-delà d’un perceptible rappel de la popularisation du cinéma dans les foires, Jour de fête détermine deux groupes, voire deux modes sociaux. À l’instar de la tentative amoureuse de Roger et Jeannette (lui forain, et elle villageoise), les groupes se mélangent comme sur une toile, dont le fond serait le village, et le motif la fête, mais restent en décalage en se superposant.

Dans le village de Follainville, présenté sous des aspects tristes, la couleur semble néanmoins synonyme de festivité. Jacques Tati s’approche d’un esprit populaire qui associe festivité, plaisir et couleur. Au contraire de ses recherches habituelles, il s’entiche de clichés qu’il impose, au lieu d’en jouer. Le facteur, quant à lui, semble réagir par la neutralité en arborant un costume beige et bleu foncé. Dans ce personnage point le point de vue du cinéaste, réticent à l’utilisation de la couleur, et effrayé par la vision subjective de chaque observateur. François tisse des liens d’amitié, se mêle par obligation aux habitants du village, et par hasard aux forains. L’histoire se poursuit ainsi selon ses pérégrinations. La leçon est double et ambivalente : Jacques Tati/le facteur traverse le village, fuit les forains, s’en moque et y revient irrémédiablement.

 

 

 

Une dramaturgie formelle

Le dépouillement de l’histoire, résumée en deux lignes, oblige l’intervention d’éléments de construction narrative généralement passifs. En précurseur de son temps, Tati bouleverse le schéma classique et relègue au second plan l’abondante parole, un éclairage diffus irréaliste et la déification d’un personnage ou d’un couple. D’abord réticent à l’emploi du Thomsoncolor, Jacques Tati peaufine sa dramaturgie grâce en utilisant une gamme chromatique restreinte. Au contraire du Technicolor et de ses outrances irréalistes visant à un exotisme commercial, Jour de fête témoigne d’un langage symbolique, réaliste et épuré.

Comme pour la plupart des films, les premières images sont déterminantes et significatives des outils et intentions élaborés par son auteur. Après un plan montrant des forains en route pour Follainville, le cadre s’élargit et introduit la place centrale, puis ses habitants. Les murs grisâtres ou les costumes marron et noir n’accordent aucune place à une éventuelle palette de coloris chaudes, et laissent supposer la composante narratrice de la couleur, qui réhausse et témoigne de la ruralité, d’une vie terne et monotone des années d’après-guerre. Toutefois, malgré la fadeur des tons, sans reliefs, demeure la continuité descriptive du village de Follainville. Aussi bien pour duper le spectateur sur l’existence d’une couleur objective que pour servir le scénario, il emploie cette gamme qui tend vers l’unicité spatiale et temporelle.


Un bruit de paroles

L’invention récente du parlant est-elle la raison pour laquelle Jour de fête semble muet ? Le premier long métrage de Jacques Tati possède cette illusion de simplicité déconcertante dans le mélange d’un langage défaillant et l’inversion de la logique de perspectives sonores. Du début jusqu’aux dernières images, le champ des coqs, le hennissement des chevaux et les aboiements de chiens forment un brouhaha peu organisé. En réalité, ils trahissent un paysage sonore décuplé, doué d’un langage acoustique classique destructuré. Comme pour justifier ces foisonnements de sons, Jacques Tati disait vouloir expérimenter les possibilités offertes par la bande sonore. Comme pour la logique dramaturgique, ce ne sont pas les bruitages habituels et nécessaires, mais les sons d’ambiance, qui sont mis au premier plan.

Le plus impressionnant réside dans l’organisation des sons. Selon un leitmotiv musical et sans effet de saturation, tous s’harmonise et se répond. Les voix des habitants et les bruits des animaux deviennent rythmiques et participent, tels des instruments, d’une composition hétéroclite. D’ailleurs, afin de surprendre davantage, aucun degré d’intensité, de nivellement de volume sonore n’est perçu, imposant une distance égale entre tous les sons. Au lieu de servir une neutralité, cette mise à égalité des sons confirme la destructuration de la perspective sonore et implique la prise de conscience de ce paysage sonore. Ainsi, Jacques Tati supprime la neutralité formelle pour masquer une provocation des principes techniques usités par la bande sonore sous une fausse neutralité. Cette démarche inverse trouve son prolongement dans le désynchronisme des gags et l’émergence de sons indépendants, dénués de cohérence, et qui prennent racine dans le music-hall dont est issu Jacques Tati. Cette supposée erreur délibérée corrobore à nouveau la rupture souhaitée envers la consensualité académique et qui conviendra désormais – Trafic (1971) étant l’exemple le plus flagrant en ce sens – d’estampiller patte acoustique tatiesque.

La parole est aussi le fruit d’une démarche inventive. Reprise plus tard par Robert Bresson, une voix off narrative et omnisciente, incarnée par la doyenne du village, profile une critique de l’utilisation prolixe du langage. Cette voix limpide est d’autant plus incongrue qu’elle tranche radicalement avec l’inaudible facteur. Déconcertante, didactique et quelque peu pesante, cette méfiance envers le cinema parlant se retrouve dans les scènes suivantes : un âne mange la lettre déposée par le facteur dans une ferme ; une lettre postée par les enfants s’avère être fausse (une feuille blanche). Jacques Tati jongle entre nostalgie du cinéma muet et critique langagière, les mots se transformant en une faconde insignifiante. Opérant à la même période, les approches de Robert Bresson et de Jacques Tati fournissent des similitudes. S’il est difficile d’affirmer l’inspiration de l’un ou de l’autre, il est évident que tous deux tendent vers la provocation d’une langue française devenue étrangère, en la rendant atonale pour l’un et quasi imperceptible pour l’autre. Travaillant sur le décalage, la bande sonore participe de l’élaboration de l’atmosphère frénétique de la distribution du courrier, et de la gestuelle de François, plus riche que l’emploi d’un langage verbal.

 

 

L’ami américain ?
Le préjugé serait d’associer Tati aux grands numéros burlesques de Charles Chaplin, Mack Sennett ou encore Buster Keaton. Or, Jour de fête, bien que proche du comique de situation chaplinesque, s’en différencie par son anti-américanisme. Par extension, et en lien avec le contexte historique, la naïveté du facteur, ainsi que celle des habitants, semblent mettre en garde contre la « bienveillance » du plan Marshall. La crédulité et la rêverie du facteur, figure de l’idiot (du village), témoignent en cela d’un manque de distanciation et d’une séduction dépourvue de sens. Car en réalité, qu’est-ce que la distribution du courrier version « américaine » ? Une rapidité d’exécution, une course à la modernité sans frein, remplaçant les valeurs humaines, banales mais essentielles d’un quotidien de facteur. Le sarcasme trouve son apogée dans la séquence succincte des chaussures coupées en deux. Le facteur apporte un colis chez un boucher qui, par un malentendu, découpe les souliers contenus dans le paquet. Celui-ci porte la petite moustache de Charlot et découpe les bottines noires de ce même personnage. Pour remplir pleinement la fonction critique anti-américaine, Tati parsème son film de références françaises abusives. L’accordéon du générique, le nom approprié du facteur François et la levée du drapeau accordent une identification franchouillarde et patriotique à Jour de fête.

À proprement parler, Jour de fête n’est certainement pas un film anti-américain. Mais connaissant la tension politique et le peu d’empathie de Tati pour ses confrères d’outre-Atlantique, Jour de fête, sous couvert de la farce, exploite et ridiculise l’omniprésente image américaine. Tati vocifère contre l’engouement pour la modernisation et fustige notamment l’impact nocif dans la société française de la forme hollywoodienne. Du début à la fin, la séquence du ciné-poste, diffusant le documentaire La Poste en Amérique, l’imitation de la rencontre amoureuse inaboutie, reprenant les dialogues à l’eau de rose des rivaux de l’Arizona, la caricature des journaux propagandistes, la pose des GI prétentieux, couchés sur leur Jeep, accentuent le point de vue anti-américain et anti-moderne de Jour de fête.

Plus cavalière et très implicite, l’image des États-Unis ridiculisés pourrait matérialiser le duel entre engouement technologique et démarche d’une concurrence française, entre pellicule Thomsoncolor et pellicule Eastman-Kodak. Jour de fête, associé à la personnalité de Jacques Tati, s’apparente à un discours zélé en faveur d’une réussite française, et par conséquent contre la mainmise d’une nation sur le marché mondial de l’industrie cinématographique. Cette aventure malheureuse ne condamnera toutefois pas Jacques Tati, Jour de fête marquant l’ascension d’une œuvre hors norme faite d’observations minutieuses de son époque et de recherches artistiques magistrales.

Titre original : Jour de fête

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Durée : 70 mn


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