Jean-Marie Straub : Et pourtant, il tourne (toujours)

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En toute discrétion, le cinéaste continue de questionner le cinéma, tout autant que ses spectateurs. Retour sur deux courts métrages sortis en 2013.

« Avoir une chance, à la longue, d’être perçu comme une différence, à contenu plutôt éducatif, dans l’opacité des publics plus ou moins marginaux, incontrôlables et bizarres des émissions du soir à la télévision. »

C’est tout le mal que souhaite Serge Daney à Jean-Marie Straub quand il le reçoit dans son émission Microfilms en 1987. En 2014, et alors que nous venons d’assister à la projection des deux derniers courts métrages du cinéaste, qu’en est-il de ce souhait ?

Tout d’abord, l’implication de la télévision n’est bien entendu plus d’actualité. Cela fait bien longtemps qu’elle s’indiffère de l’existence du cinéma, et a fortiori, d’un cinéma tel que celui que les Straub (entendons ici le couple Straub-Huillet) le pratiquent depuis maintenant cinquante ans (même s’il faudrait ici lorgner du côté de la télévision allemande, qui fut – un temps seulement ? – plus encline à s’intéresser au travail des Straub). Mais là où le critique voit pourtant juste, c’est dans l’affirmation d’une quelconque « différence » que Jean-Marie Straub, travaillant désormais seul depuis la disparition de Danièle Huillet, confirme avec ses deux derniers projets.
 
Le premier s’intitule Un conte de Michel de Montaigne (2013) et le second Dialogues d’ombres (1954/2013), et comme toujours, il s’agit là d’adaptations littéraires : d’un côté, un extrait des Essais (1572-1592) de Montaigne, et de l’autre, Dialogues d’ombres (1955), une nouvelle de Bernanos. Portant ses réflexions à l’écrit, Montaigne nous parle de la mort, ou plutôt, de l’impossibilité pour le philosophe d’en parler, lequel, ne pouvant l’expérimenter, se résout à envisager certaines situations dans lesquelles il croit l’avoir approchée au plus près. Le texte de Bernanos consiste quant à lui en un dialogue plaçant deux amants face à leur condition.

À travers ces deux films, on retrouve la volonté de Jean-Marie Straub de travailler la matière en profondeur, à savoir le texte – rien que le texte – de l’œuvre adaptée, comme il l’avait également fait avec la musique ou la peinture lorsqu’il s’était intéressé à Bach (Chronique d’Anna Magdalena Bach, 1968) et à Cézanne (Cézanne, 1989). Si l’on a souvent évoqué la déconstruction du langage cinématographique contenue dans les films des Straub (ils reçoivent d’ailleurs un Prix spécial à la Mostra de Venise en 2006 pour leur « innovation dans le langage cinématographique »), parler de langage chez eux, c’est aussi, peut-être de manière plus directe, parler de la langue et des mots, tant leur cinéma est celui de la parole, de l’oralité. Un conte… et Dialogues d’ombres se situent donc dans la continuité du travail qu’ont toujours effectué les Straub avec leurs acteurs sur la lecture et l’intonation du texte qu’ils adaptent, donnant au phrasé cette musique si particulière qui s’immisce jusque dans l’image pour en dicter le rythme.



« La ponctuation c’est un corset pour le sens. Si vous la laissez suspendue, un autre sens peut apparaître. »
(1) 

Visuellement, les films apparaissent encore plus épurés, davantage teintés de ce radicalisme très tôt accolé au travail du couple. Jean-Marie Straub revient ici à un postulat des plus simples : le cinéma, ce sont avant tout ces « blocs de mouvement-durée » (2) chers à Gilles Deleuze, ce sont avant tout des plans. Ceux-ci sont bien souvent longs et se répètent à l’envi : dans Dialogues d’ombres, construit sur un champ/contrechamp de chacun des personnages, il n’y en a que trois différents. De là naît un sentiment d’apaisement qui semble parcourir chacun des deux films. Dans Un conte, cette plénitude s’incarne dans de longs plans de la statue de Montaigne caressée par l’ombre des feuilles, renvoyant à la figure du philosophe désormais serein face à une mort ne faisant plus frémir son âme. À l’inverse, l’apaisement de Dialogues d’ombres semble avoir été insufflé par Straub lui-même, notamment par le choix de son environnement, calme et lumineux, là où Bernanos faisait de la pluie et de l’insécurité les éléments du tourment de ses personnages.

La caméra toujours immobile, chaque plan égraine ainsi une certaine quantité d’image et de son. Nous rappelant qu’au cinéma la notion de temps est modulable, Straub nous réapprend ainsi à voir et à entendre, et, continuant de nous interroger sur notre condition de spectateur, atteste de l’existence d’un autre cinéma possible, mais que l’usage a fait tomber en désuétude. Le problème se pose alors, encore et toujours, de la visibilité d’un tel cinéma, destiné à rester cinéma des marges – depuis sa conception jusqu’à sa diffusion. L’unique salut semble pour l’instant venir d’initiatives sporadiques, à l’image de celle menée par le festival Les Inattendus à Lyon, dont la 9e édition nous a donnés la chance d’approcher le cinéma des Straub dans une salle obscure.

(1) Danièle Huillet dans Philippe Lafosse, "Sans elle ?", Lumière (novembre 2006) .
(2) Gilles Deleuze, "Qu’est-ce que l’acte de création ?", conférence donnée dans le cadre des Mardis de la fondation Femis, Paris, 17 mai 1987.


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