Les étincelles d’une rencontre
A son habitude, le cinéaste convoque une célébrité du monde littéraire pour le charger de l’écriture du scénario. Après Duras, Robbe-Grillet et Cayrol, c’est au tour de Jacques Sternberg de tenter sa première expérience de scénariste professionnel. Passionné de science-fiction, l’écrivain s’est fait connaître en composant des recueils de textes très brefs, d’une page, voire d’une demi-page, dans lesquelles il expose, avec tout le mordant possible, des situations insolites aux raisonnements inattendus. Si Resnais se définit comme un cinéaste atypique, Sternberg se présente quant à lui comme un marginal s’exerçant dans un courant littéraire lui-même marginal. Que peut-on espérer d’une telle rencontre ?
Un film dans la tête du personnage
Par l’entremise des textes brefs que lui fournit Sternberg, Resnais compose un patchwork visuel mettant en scène le même protagoniste à plusieurs périodes de sa vie. Je t’aime Je t’aime n’est pas à proprement parler un film de science-fiction, mais emprunte au genre les éléments (la machine à remonter dans le temps) capables de justifier les modalités d’écriture mises en œuvre. L’expérience scientifique à laquelle Claude Ridder participe aboutit en réalité à une déconcertante expérience filmique.
Je t’aime Je t’aime, au premier abord, peut paraître déconcertant : chaque souvenir remémoré par le personnage principal donne lieu à une scène, voire à un plan différent. Au lieu de raconter une histoire telle qu’un personnage est amené à la vivre ou disposé à la raconter, Resnais choisit de filmer directement ce qui se passe à l’intérieur de la conscience du protagoniste. Le film, constamment, montre ce à quoi ce dernier pense. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’évincer intégralement les éléments narratifs du film – de montrer tout et n’importe quoi – mais de les disposer autrement. Décousus et désordonnés, les épisodes racontent malgré tout une histoire. Recouvrant les années précédant la tentative de suicide de Claude Ridder, le récit s’attèle à expliquer comment, à la suite d’une détresse amoureuse, le personnage en est arrivé à un tel renoncement.
Le travail du montage
Dénué de toute fluidité, le montage de Je t’aime Je t’aime procède par des coupes sèches et brutales, qui visent à déstabiliser les repères habituels des spectateurs. Dans un film de fiction classique, le montage détermine le sens logique des déplacements d’un corps dans une forme spatiale et temporelle réaliste. A contrario, l’opération menée dans Je t’aime Je t’aime – et dans la plupart des films de fiction de Resnais – consiste à inscrire le corps dans un espace et un temps imaginaires. N’accordant pas au personnage la possibilité de se déplacer de manière réaliste, le film de Resnais dynamite les coordonnées logiques du cadre spatio-temporel.
Réel ou imaginaire ?
Dans la mesure où la fin (le souvenir de la tentative de suicide) raccorde avec son commencement (le rétablissement et la participation à l’expérience scientifique), le film, lorsqu’il parvient à son terme, peut alors se dérouler de nouveau. Il n’est donc pas surprenant de remarquer que le montage des scènes apparemment réalistes reprend exactement les mêmes procédés que ceux employés lors de l’exposition des souvenirs. Tout ne serait qu’imagination et fantasme : sur le point de mourir, le personnage ressasse inlassablement ses souvenirs, comme s’il s’évertuait à changer leur déroulement. Revenant toujours au même point, le cheminement mental du protagoniste répète constamment le même parcours jusqu’à l’infini. La mort du personnage se voit représentée dans l’optique d’une renaissance : ce n’est pas un hasard si la machine dans laquelle le personnage est installé – ou imagine être installé – évoque tout à la fois un cerveau et un utérus.
Conçu comme un anneau de Möbius, Je t’aime Je t’aime s’inscrit sous le signe de la répétition, du retour et de la reprise : ce que le titre du film souligne à sa manière. Libérées des contraintes de la linéarité narrative et des relations causales que cette dernière implique, les images ne se contentent plus de raconter, ni même de montrer, mais s’agencent tout simplement les unes à la suite des autres, selon un tempo plus ou moins rapide. Se succédant parfois à lui-même, l’un des plans du film se répète une demi-douzaine de fois jusqu’à l’abstraction la plus complète. Convergent également à cet effet les trop nombreux plans de coupe sur le personnage niché dans la machine, et tous les épisodes non narratifs du film. Les images, constamment, renvoient à leur propre matière.
Particulièrement souple et élastique, le rythme visuel du film semble définir les plans comme des notes, et les séquences comme des thèmes ou des périodes. Resnais, véritable virtuose du montage, décline le principe de la discontinuité filmique sur celui de la variabilité musicale. Moins un film qu’une partition filmée, Je t’aime Je t’aime cristallise les différents états d’esprit du protagoniste principal en une véritable symphonie visuelle.
Film sur la mémoire, lui-même en forme de mémoire, Je t’aime Je t’aime, dans la continuité des précédentes œuvres du cinéaste, défriche des pans inédits du cinéma. Bien plus qu’une simple collaboration, le travail mené par Resnais et Sternberg consiste à fusionner leurs approches artistiques respectives, et à se donner les moyens d’exposer les termes d’une nouvelle expressivité filmique.