Le nouveau film de Cheyenne-Marie Carron, Je m’abandonne à toi, débute dans un des bâtiments d’une caserne, celle du 2ème Régiment Etranger d’Infanterie, à Nîmes. Des légionnaires s’y exercent, corps tendus à l’horizontale, la sueur perlant sur leurs visages, cette exsudation étant filmée en plans rapprochés, voire gros plans. L’aumônier du régiment, le « Padre » Paul, y participe : sa cohésion avec le groupe s’en trouve ainsi attestée. Après cette séance physique, notre protagoniste se rend chez son ami et confident le médecin qui a constaté l’apparition de douleurs physiques, des fatigues, voire une forme d’anxiété chez son camarade. L’un des nombreux thèmes de ce long-métrage -la souffrance-prend place.
Œuvre réalisée par Cheyenne-Marie Carron, Je m’abandonne à toi s’inscrit dans la continuité de ses films antérieurs, tels La Beauté du monde, relatant les traumatismes des militaires revenant d’opérations extérieures. Le titre, remarquons-le, provient d’une prière de Charles de Foucauld, officier puis religieux mort en 1916 (une chapelle qui lui est dédiée est en projet de construction dans cette caserne). Je m’abandonne à toi nous plonge dans la vie de Paul, et nous décrit des instants son parcours auprès de familles meurtries, et de soldats tourmentés.
Cheyenne-Marie Carron nous propose cette immersion avec une grande subtilité dans la variété des personnages et des situations que le « Padre » rencontre : les confidences d’un prêtre qui, à Kolwezi pendant l’opération Bonite, témoigne de l’horreur engendrée par la vue des cadavres ; le témoignage d’une mère ukrainienne arrivant en France afin de rencontrer son fils légionnaire emprisonné ; une cérémonie funèbre en hommage à deux soldats du régiment tués au Niger ; les derniers sacrements d’un soldat se trouvant à l’hôpital, dont l’épouse crie sa révolte et son supplice. Sans oublier la mort de la mère de Paul, devenue alcoolique, une mère qui ne sait plus aimer son fils depuis son choix de vie. La mort distille sa présence, Paul doit l’affronter fréquemment, avec empathie, souffrance, et humanité.
Néanmoins, comme le constate si bien la garde-malade de la mère de Paul, Anna, « la vie continue. » La vie reprend par un baptême, des scènes de repas dans une famille, ou cette scène au cours de laquelle Paul et trois autres aumôniers de confessions différentes entament une conversation théologique concernant l’empathie envers un soldat d’une religion autre que la leur. Ne pas effacer ces différences, insistent-ils, reste une force d’humanité, face à la standardisation prônée par notre société contemporaine. Lorsque Paul se recueille après le décès de sa mère dans une vaste étendue sablonneuse, filmé en grand ensemble, survient un promeneur : un berger, nommé Luc, qui devient pour un moment son compagnon (« partager son casse-croûte ») et son confident. Assis tous deux sur une large branche, Luc et Paul conversent sur la mort de la mère de l’aumônier. « Ma mère est robuste, c’est la vie qui la retient », lui révèle le berger ; en opposition avec la mère décédée qui, aux dires d’Anna, est morte « comme elle a vécue. Seule. » D’autres personnages parcourent ce chemin de croix de notre aumônier : le capitaine, empli de compréhension et d’humanité ; l’ami prêtre orthodoxe, qui souhaite se confesser auprès de Paul.
Cette alternance entre le spirituel et le corporel, l’intime et le collectif, le tragique et la joie dévoile et prouve ce que Paul nomme la « Vertu d’espérance. » Cette vitalité, cette force se conquièrent par ces rencontres, ces conversations, ces face-à-face avec l’existence où les sourires côtoient les sacrifices et la mort. Le filmage développe cette intensité : mains et visages, silences des prières ou de la méditation, lumières des bougies, ciel orageux, plans de grand ensemble sur des sites collectifs ou une nature désertée par l’homme, scènes extérieures et intérieures, forêts, cimetières, appartements, ou chambres de la caserne. Végétal et minéral. Des lieux et des émotions variés, une spiritualité qui se trouve partout. Comme la souffrance.
Cette souffrance, Paul la sublime en polissant une statuette de Marie que lui a offerte un brocanteur de sa connaissance ; en restaurant cet objet, le « Padre » vivifie aussi sa foi et son espérance, malgré son épuisement, et ses insomnies.
D’aucuns pourraient reprocher la diction des répliques : en disciple de Rohmer, Cheyenne-Marie Carron applique ces particularités de tons et d’échanges de paroles en leur donnant une intensité digne des alexandrins des tragédies classiques, voire de prières. L’alliance d’acteurs professionnels et non-professionnels confère au film un naturel digne d’un Pialat, cinéaste qui unissait également la fiction à un aspect quasi-documentaire.
Somme toute, le spectateur découvrira un film peu commun, loin d’un cinéma pyrotechnique, accompagné par l’émouvante sonate N°20 en la majeur de Schubert. Grâce soit rendue à la cinéaste de nous livrer ces moments de spiritualité, quelle que soit notre position face à la foi.