Le film est double, mais ses deux polarités viennent s’incarner, de manière physique, dans cette fenêtre. Ici métonymique, la fenêtre, par extension l’appartement et donc la liaison amoureuse, permet l’existence du film. À partir des trois ou quatre angles possibles, selon le positionnement de la caméra, la fenêtre est un écran sur laquelle se superposent sans cesse subrepticement les deux réalités indissociables : du couple, on ne saisit que les bruits et de brefs reflets sur la surface vitrée qui éloigne le camp afghan dont l’existence est prégnante mais relativement lointaine. Indissociables car ces images sont à l’origine tournées sans but précis, juste une manière de saisir une réalité quotidienne. À aucun moment Dieutre ne se revendique du reportage journalistique ou du documentaire de terrain. Il n’est pas spécialiste de l’immigration clandestine qu’il ne saisit que par ce que lui offrent l’angle de vue et sa présence dans l’appartement (les images sont alors essentiellement tournées le matin et le soir). Les mêmes cadrages et les mêmes gestes se répètent : un homme escaladant un portail pour gagner l’abri d’une arche, l’aide des services sociaux, les descentes de police, le passage du métro… Tout le film est ainsi circonscrit par la relation amoureuse (à double titre puisque l’amant d’alors œuvre dans l’humanitaire), dans la subjectivité du réalisateur. Dans un tel contexte, l’émergence de l’intime n’apparaît déplacée que lorsque justement on touche de trop près le détail intime, une certaine crudité qui ne regarde que le couple. Une gêne naît donc parfois des confessions de Dieutre, d’un exercice de vérité un peu forcé, notamment dans les plans du studio d’enregistrement où l’on voit son visage, d’autant plus que les voix (in ou off) n’apparaissent que peu naturelles, théâtralisées par les tonalités neutres qu’elles adoptent.
« Un monde en strate avec ses coupes. »
Mais ce qui marque surtout, c’est la singularité d’un film qui ne se reconnaît ni dans la fiction, ni dans le documentaire (dans lequel il serait à classer par défaut), pas plus que dans l’essai ou le journal filmé (dont pourtant il possède le dispositif). Jaurès est un objet à part, un objet spécifique pour reprendre le terme de Donald Judd (1), voisin du cinéma de Chantal Akerman – on pense évidemment au beau Là-bas (2006) essentiellement constitué de plans fixes sur la fenêtre de son appartement – ou des films de Dominique Gonzalez-Foerster que le réalisateur aime beaucoup et a régulièrement défendu et programmé au sein de la structure pointligneplan (2) – et qui semble presque involontairement citée, au détour d’un plan sur un jeune couple au bord du canal. Comme elles, Dieutre revient à la base, semble redécouvrir les questions fondamentales du cinéma (cadre, plan, montage), la puissance de la caméra dans son rôle d’observation. Le film s’organise alors autour de plans fixes depuis la fenêtre, complétés parfois de très gros plans mobiles et vacillants pour saisir le camp au plus près. Filmer, s’emparer d’une réalité pour la retravailler ensuite. Jaurès est immédiatement perceptible comme un après-coup : il n’est fait qu’après la fin de la relation, qu’après le démantèlement du camp, ne peut-être qu’un commentaire sur eux.
En tant que tel, toute la relation entre Vincent et Simon pourrait n’être que fiction, pure invention, un dispositif pour faire sens avec les images de cette réalité brute. Pas à pas, Vincent Dieutre transforme sa matière première, la complexifie. Par le montage sonore d’abord (la mélodie parfois maladroitement jouée au piano, la contextualisation par les infos radio : le froid, un discours de Marine Le Pen…), mais surtout par le travail de certains détails sur film en animation. Discrètement puis de manière de plus en plus visible, des éléments du film se voient recouverts de manière illusionniste de couleurs, redessinés : la pluie, un pigeon, le matelas, le métro… L’animation est justement la stratégie choisie récemment par deux artistes plasticiens pour faire émerger la fiction dans leurs films : la pellicule grattée chez Philippe Parreno dans Invisible Boy (2010), suivant un jeune clandestin chinois, pour faire apparaître des animaux fantastiques, et l’introduction d’un personnage fictif dans des images à l’origine documentaire dans The Host and the Cloud (2010) comme conscience allégorique du projet de Pierre Huyghe – deux artistes dont les films ont été montrés par pointligneplan. Ces fragments d’animation de plus en plus fréquents pourraient être cette fiction qui envahit la valeur pourtant documentaire des images sources, un commentaire sur elle comme le sont les voix des « témoins ».
(1) Artiste américain de l’art minimal, il publie en 1965 l’article « De quelques objets spécifiques » (Arts Yearbook 8, 1965) dans lequel il utilise cette expression pour décrire ses productions et ainsi se dégager des disciplines traditionnelles (peinture et sculpture).
(2) Structure fondée en 1998 par Christian Merlhiot, pointligneplan s’attache notamment, via des programmations et publications, à l’étude des migrations contemporaines du cinéma et de ses frontières, et de ses relations avec les arts plastiques.
En salles et en DVD et VOD chez Jour2fête le 2 avril 2013.
À lire : Fragments sur la grâce de Vincent Dieutre.