Dans la parfaite continuité de son précédent film, The Day He Arrives, Hong Sang-Soo présentait à Cannes en mai dernier In Another Country, nouvel opus d’une filmographie qui n’en finit plus de s’étoffer, revenant sur elle-même, ressassant les mêmes thèmes et les mêmes interrogations sans jamais s’épuiser. On le disait déjà pour The Day He Arrives, le cinéaste (dont l’appellation par certains d’Eric Rohmer coréen fait toujours davantage sens) va vers de plus en plus d’épure, resserre son récit au strict minimum comme pour l’essorer, le faire tourner en rond mais sans lassitude aucune, juste avec une foi indéfectible en un cinéma qui rendrait tout possible, ferait que chaque détail pourrait être repris à l’infini. C’est à nouveau le cas de In Another Country, assez magnifique, nouveau jalon dans l’œuvre d’un réalisateur boulimique toujours plus allégé et surtout ludique, sûr qu’une bonne idée de départ peut être prétexte à de perpétuelles variations.
Il a ici fait appel à Isabelle Huppert, qui joue par trois fois le personnage d’Anne, Française tour à tour réalisatrice de renom, femme de cadre ou riche maîtresse de maison, chaque fois échouée à Mohang, petite station balnéaire désolée. Sous les coups de stylo d’une jeune scénariste coréenne, qui apparaît à chaque début de « saynète », elle n’est jamais tout à fait la même, jamais tout à fait différente, croise les mêmes personnes qui lui font vivre une expérience inédite. L’idée est merveilleuse et permet à Huppert de broder autour d’un point central, celui d’une femme légère, éternelle petite fille désinvolte, qui aime qu’on l’aime, s’amuse, et ne comprend pas très bien pourquoi il ne faudrait pas embrasser les hommes mariés. Brillante perspective, jusqu’alors encore inexploitée dans le cinéma d’Hong Sang-Soo, que de montrer une Française face à l’étranger, nouvelle piste de lecture de l’homme Sud-coréen, une fois encore présenté sous ses atours les plus bassement humains : alcoolique, égoïste et coureur de jupons. Clichés mis face à celui, tout aussi tenace, de l’Occidentale facile et gentiment dévergondée.
Pour cette raison, In Another Country est parfois drôlissime, peinture narquoise mais affectueuse du Coréen incapable du moindre recul face à la beauté exotique de la Française. Les femmes aussi lui répètent qu’elle est belle, « vraiment très belle », qu’elles veulent toutes lui ressembler. Anne rit : « On est toutes belles alors, super ! ». L’homme est souvent réalisateur, comme Jongsoo, qu’elle a embrassé une fois, ne s’en souvient plus, c’était sans doute dans une autre vie ; avant que, le soju aidant, elle se laisse faire à nouveau. Comme Munsoo aussi, son amant de Séoul qu’elle attend à Mohang et qui finit par ne jamais venir – ou alors si ? C’est peut-être lui qui s’emporte par jalousie et excès de soju, toujours ; peut-être lui qui la surprend sur la plage alors qu’elle ne l’attend plus – à moins que ce ne soit un pêcheur ? Rien n’est très sûr dans ce conte ultra-ludique, non tant parce qu’Hong Sang-Soo s’amuse à brouiller les pistes – le film est plutôt linéaire – que parce qu’il rend immense le champ des possibles en partant d’une même spécificité.
Huppert retourne aux mêmes endroits mais semble ne jamais les reconnaître ; tombe amoureuse une fois d’un maître-nageur, ne le reconnaît pas la deuxième, avant de lui tomber dans les bras la troisième. Les trois « courts métrages » se répondent souvent : un parapluie emprunté et oublié dans le deuxième est retrouvé dans le troisième, alors même qu’on ne s’en souvenait plus. In Another Country déploie comme ça une logique irrésistible, où tout passe en boucle, revient sans cesse sur lui-même pour finalement se réinventer. Ce pourrait être la marque d’un cinéma qui tourne en rond ; c’est surtout l’idée d’un cinéma comme lieu d’infinies possibilités, l’endroit où peuvent se multiplier les hypothèses, se former, se défaire et se refaire à peine autrement. L’endroit où tout se réécrit à l’envi. Pour autant, c’est sur le caractère constant de l’humain que se pose la caméra d’Hong Sang-Soo, grâce notamment à une mise en scène extrêmement précise, succession de zooms brusques et soudains qui font rentrer ses personnages dans un cadre comme pour en faire, quasi littéralement, le portrait instantané.
C’est comme cela, en déroulant un programme limpide, qu’Hong Sang-Soo parvient à faire naître les interrogations les plus profondes en donnant l’air de ne pas y toucher. C’est de la même manière qu’il émeut en filmant l’ivresse joyeuse, celle à laquelle il convie pour que la vie soit moins lourde. Il n’est question, au fond, que de légèreté dans In Another Country : légèreté d’un amour qui commence à se faire, légèreté enfantine d’une lettre qu’on donne en demandant à son destinataire de la lire plus tard, légèreté d’une tente dressée en bord de plage et servant aussi bien de refuge au chant qu’aux repos ou aux ébats. Belle mélancolie que celle du retour sur soi, des rencontres fortuites dans des lieux nouveaux. Huppert, seule face à la mer, se répète à elle-même : « C’est beau, c’est beau, c’est beau ». Hong Sang Soo filme ça : les endroits qu’on a connus, ceux qu’on ne connaît pas mais qui, ailleurs, abritent les plus beaux émois.