Hara-Kiri

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Sous la caméra engagée de Masaki Kobayashi, l´acte le plus noble du code bushido devient le symbole d´une société oppressante.

Cinéaste engagé s’il en est, Masaki Kobayashi n’aura cessé dans ses meilleurs films de fustiger les travers de la société japonaise de son époque. Avec sa fresque humaniste fleuve La Condition de l’homme, il fut un des premiers à oser s’attaquer au sujet tabou (car encore frais dans les esprits) des exactions japonaises en Mandchourie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Hara Kiri forme avec Rebellion (réalisé cinq ans plus tard) une sorte de diptyque où Kobayashi, en s’attaquant au chambara (film de sabre japonais), use à nouveau du cadre historique pour dénoncer ses contemporains.

Un moment charnière

Hara-Kiri constitue la première incursion de Kobayashi dans un des genres rois du cinéma japonais, le chambara. Pourtant, sa manière même de l’aborder constitue déjà une prise de risque. La plupart des chambara choisit généralement comme cadre l’ère Meiji dans l’histoire du Japon. Cette période située entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle (1868-1912, plus précisément) est un moment charnière dans l’évolution du pays. Le règne féodal des Tokugawa (appelé l’ère « Edo ») se termine pour laisser place à un Japon prêt à s’ouvrir à l’extérieur et entrer dans l’ère industrielle. Les samouraïs, symbole de la tradition et donc de la fermeture ayant cours lors de l’ancien régime, sont à cette époque déchus de leurs privilèges de guerrier et forcés, par décret, de ne plus circuler armés de leur sabre. Il se dégageait donc de tous les films dotés de cette toile de fond la nostalgie d’un Japon désormais orné d’une aura légendaire et héroïque. Le samouraï, guerrier en voie de disparition offrait une figure romantique d’un pays fier d’un passé glorieux révolu. C’est le sentiment qu’exprimait la plupart des chambara produite durant l’après-guerre. Les époques se répondaient d’ailleurs dans leur contexte, la menace étrangère du début de l’ère Meiji renvoyant à l’Occupation américaine qui avait cours alors. Kobayashi se situe à contre-courant en réalisant un film (adapté du roman de Yasuhiro Takiguchi) inscrit dans cette époque Tokugawa tant regrettée. Dans la réalité, ce régime fut bien moins idyllique que l’image que voulaient s’en faire les Japonais. Période de paix où tous les clans s’étaient partagés le pouvoir, ce fut paradoxalement celle d’un des gouvernements les plus oppressants et autoritaires de l’histoire du Japon. Kobayashi use là du même mimétisme passé/présent en cours dans les autres chambara, mais pour fournir un propos plus provocateur que nostalgique. L’ère Tokugawa est ainsi montrée dans toute son inhumanité dans Hara Kiri. Le long métrage fait écho au régime impérial et militariste qui conduisit le Japon au désastre lors de la Seconde Guerre Mondiale. Kobayashi prolonge ainsi, à travers un contexte d’époque, les préoccupations contemporaines de La Condition de l’homme réalisé trois ans plus tôt, faisant preuve d’une cohérence sans faille.

Inhumanité 

Hara-Kiri s’ouvre sur l’image de l’armure, expression du pouvoir du clan Saito où se déroulera le récit. La musique menaçante, les choix de cadrages et surtout le fait que l’armure soit vide expriment d’emblée la thématique principale du film. L’inhumanité et l’autoritarisme du Shogunat (gouvernement de Tokugawa) se voient ainsi exposés de manière symbolique dès les premières images. Le récit manie avec brio l’émotion poignante et la cruauté révoltante, principales armes déployées par Kobayashi tout au long de son œuvre. La période de « paix » imposée par Tokugawa a plongé le samouraï dans le chômage et le profond dénuement. Ne pouvant se résoudre à une vie misérable, certains d’entre eux se sont donc présentés à des clans afin de faire acte de « seppuku ». Celui-ci désigne le suicide rituel du guerrier japonais, justifié par des motifs divers comme le déshonneur, la désobéissance ou encore la culpabilité. L’acte s’effectuait dans le temple du clan avec l’appui d’un de ses guerriers. Le revers de la médaille étant la ruse de quelques samouraï masquant l’aumône sous ce motif, avec l’espoir secret d’être adoptés par le clan qui les prendrait en pitié.

L’histoire débute donc sur une de ces situations dramatiques lorsque le personnage de Tatsuya Nakadai se présente au Saito pour être accompagné dans son seppuku. Pourtant son attitude défiante et fière est aux antipodes de la résignation attendue car le suicide camoufle une terrible vengeance. Le scénario de Shinobu Hashimoto (scénariste emblématique du cinéma japonais et notamment auteur de tous les grands Kurosawa et d’autres classiques du chambara de l’époque) offre un incroyable crescendo dramatique. Les tenants et les aboutissants s’y dévoilent progressivement au détour de flashbacks. On découvre donc que Tsugomo (Nakadai) est venu faire payer au clan Saito la mort atroce infligée à son gendre contraint d’aller jusqu’au bout de son suicide.  Ayant dû vendre son arme, celui-ci doit effectuer l’acte avec un sabre de bois durant de longues et insoutenables minutes : la scène est restée légendaire pour sa violence. Soucieux de ne plus être importunés par tous les samouraï vagabonds, les Saito les obligent ainsi aller jusqu’au bout de leur acte même si ce n’était pas leur réelle intention.

Kobayashi contrebalance la tension implacable du récit par une mise en scène hiératique et tout en retenue. Les cadres offrent des compositions très géométriques dans lesquels se perdent les personnages. Ils évoluent au coeur de décors imposants. Ceux-ci sont alternés avec de nombreux gros plans sur des visages impassibles (ou fiévreux dans le cas de Tastuya Nakadai qui offre là une des prestations les plus habitées de sa carrière). Cette opposition entre sentiments exacerbés et effets savamment calculés (dans un genre totalement différent, nous ne sommes pas loin du procédé usité par Kubrick dans Shining, ce dernier étant aussi parcimonieux de ses effets) nous amène à être véritablement imprégnés de cette atmosphère lourde et prête à exploser. Le drame familial déchirant et pathétique des flashbacks illustre les conséquences de l’autoritarisme du pouvoir du Shogun. Ce dernier plonge ses anciens membres dans la misère la plus totale, avec ses clans démantelés à la moindre incartade. Pire, laisser un homme se tuer dans d’atroces souffrances plutôt que de lui venir en aide révèle la terrible froideur d’un système. Les retours au présent renforcent progressivement l’empathie pour Tsugomo et là où visage déformé par la haine et regard exorbité exprimaient une folie latente, c’est désormais le chagrin d’un homme brisé qui se dessine.

 

 

Le déchaînement final fait donc office de véritable exutoire où Tsugomo laisse enfin exploser une fureur longtemps réprimée. Kobayashi offre un affrontement parmi les plus intenses et virtuoses vus dans un chambara. A bout de force, Tatsuya Nakadai décime une horde d’assaillants avec une rage dévastatrice. Le tout culmine avec le flamboyant duel final face à Tetsuro Tamba dont l’issue victorieuse est suggérée par le chignon tranché de l’ennemi, signe de déshonneur. Bien que cet homme ait suivi sa logique de vengeance, le pouvoir insidieux et omnipotent reste pourtant le grand vainqueur. Répondant à la séquence d’ouverture, l’épilogue relate en effet les écrits rapportés des événements auxquels nous avons assisté. De cette journée où un homme décida de se rebeller contre la tyrannie d’un système, il ne restera rien.

En montrant le vrai visage d’une époque vénérée par un retour réactionnaire et nationaliste de ses concitoyens, Kobayashi leur renvoie en pleine face la culpabilité et la responsabilité de l’accession au pouvoir d’un régime bien plus proche qui les a menés à la ruine. Une démonstration à la fois puissante et remarquable.

Titre original : Seppuku

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Durée : 135 mn


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