Hannah Arendt

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Margarethe von Trotta nous raconte Hannah Arendt, la grande philosophe disparue en 1975, en revenant sur la période la plus médiatique de sa vie : le procès Eichmann et ses suites. Passionnant.

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. » Hannah Arendt
 
Le projet de Margarethe von Trotta de porter à l’écran la vie d’une des plus grandes philosophes du siècle dernier était en soi une gageure. À plus d’un titre un tel dessein laissait présager de grosses difficultés en termes de réalisation. En effet, filmer la destinée d’un philosophe, d’un grand intellectuel – ici Hanna Arendt -, ne pouvait pas donner lieu à un biopic classique, comme l’on raconterait Mohamed Ali ou Jules César, de manière linéaire et factuelle. Il fallait absolument pouvoir saisir l’immatériel le plus absolu, à savoir une pensée en marche, une femme qui pense. Il fallait aussi rendre intelligibles les concepts à travers des dialogues et un scénario conçus pour offrir au public une ouverture sur la philosophie d’Hannah Arendt. Il fallait donner une réalité à une pensée sophistiquée, voire complexe et qui tient dans des milliers de pages. Marier deux disciplines apparemment incompatibles : le cinéma, lieu de la fugitivité et de la sensation, d’un temps imparti, et la philosophie, qui trouve son effectivité dans l’écrit ; c’est le défi que Margarethe von Trotta a donc choisi de relever et, disons-le d’emblée, a relevé de façon étonnante.
Trouver le bon angle pour raconter Hannah Arendt, choisir la porte d’entrée idéale afin d’exposer les traits majeurs de sa philosophie ainsi que de sa personnalité, c’était la difficulté majeure à laquelle s’exposait la réalisatrice. Fort judicieusement cette dernière et sa scénariste Pam Katz vont choisir de se focaliser sur les quatre années qui ont suivi le procès Eichmann à Jérusalem. C’est là que l’intelligence, l’esprit, rejoignent l’opinion publique ; la philosophie le scandale. Là ou le concept est révélé à l’écran… 11 mai 1960, Adolf Eichmann, architecte de la « Solution finale », est enlevé par le Mossad à Buenos Aires. Il est ramené en Israël pour y être jugé. Hannah Arendt obtient du New Yorker d’aller couvrir le procès à Jérusalem.
  
  

  

 

Nous voyons Hannah Arendt assister au procès depuis la salle de presse (certains diront qu’en réalité, elle passa peu de temps à Jérusalem). Frappée au cours des interventions d’Eichmann par son côté falot et impersonnel, elle écrira dans La Vie de l’esprit (1978), son dernier ouvrage : « Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux » (1). Nous pouvons aussi citer Primo Levi qui dans Si c’est un homme (1947) tient un langage proche de celui d’Arendt : « Ils étaient de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exceptions, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage » (2).

Arendt consultera sans relâches les minutes du procès et une montagne d’archives, chez elle, à New York. On la voit beaucoup travailler dans cet appartement parfaitement reconstitué pour le film. Ce même appartement dans lequel elle mourut en 1975 constitue l’espace central du film, un lieu d’écriture mais aussi un terrain de réunions d’amis qui débattent de sujets difficiles dans une atmosphère pourtant enjouée. En définitive, le travail colossal d’Arendt sur le procès Eichmann aboutit à la publication d’une série d’articles dans le New Yorker et surtout au livre Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, publié en 1963. Dans cet ouvrage, Hannah Arendt développe le concept de « banalité du mal ». Il faudrait des pages et des pages pour simplement vulgariser ce concept, si mal compris que les articles de la philosophe ont dans les années soixante provoqué une controverse, voire un scandale dans la communauté juive, dont Arendt fut pratiquement excommuniée.

Il faut absolument rappeler que « banalité » au sens arendtien ne signifie pas innocence, ni banal. Selon la philosophe, Eichmann aurait abdiqué son autonomie – sa propre pensée et sa capacité à se révolter contre la loi – au profit d’une pensée commune – en l’occurrence celle d’Hitler. Le SS refuse toute responsabilité. Dans le totalitarisme, processus de dépersonnalisation, c’est la loi qui vient remplacer la conscience. Pour Arendt, la « banalité du mal » est sans doute la figure la plus extrême du Mal : le mal en toute innocence. Ainsi, la théorie d’Arendt sur la « banalité du mal » s’oppose à la thèse d’un « mal monstrueux », démoniaque, qui range les bourreaux dans une catégorie à part, hors de l’Humanité. Elle écrit à ce propos : « Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre […], mais ces gens étaient pour la plupart effroyablement normaux » (3). Cette thèse a été ressentie comme de la désinvolture de la part de la philosophe juive – en Israël et dans la communauté juive états-unienne de la côte Est -, désinvolture voire provocation qui isola Arendt de ses plus proches amis. Mais ce qui porta l’esclandre à son niveau le plus incandescent fut la remise en cause des Judenräte (conseils juifs formés dans les ghettos et sous autorité nazie). Hannah Arendt affirma en effet que certains d’entre eux avaient collaboré avec les nazis et que sans eux, le bilan du génocide juif eût pu avoir moins d’ampleur. Au moment où le tout jeune État d’Israël fondait son identité, notamment sur le traumatisme de la Shoah, le scandale fut à son comble. Aujourd’hui, la polémique dure toujours.

 
 

  
 
Le film de Margarethe von Trotta, passionnant de bout en bout, se concentre donc sur cet épisode de la vie d’Hannah Arendt, à Manhattan où l’intellectuelle vit exilée depuis 1941. Mais la cinéaste ne se focalise pas uniquement sur cette période. Sont relatées par de subtils flashes-back les dates cruciales de sa vie antérieure. Ainsi est notamment évoquée la liaison qu’entretenait Hannah Arendt avec Martin Heidegger (qui fut son professeur de philosophie à l’Université de Marbourg) dans les années vingt et lors de plusieurs séjours à Jérusalem. La réussite (et espérons-le, succès) de ce film à la fois haletant et intelligent est double. D’une part, il nous ouvre à l’une des plus importantes pensées de l’ère contemporaine, ce qui n’allait pas de soi compte tenu de la difficulté de transposer la philosophie au cinéma. D’autre part, il y a l’interprétation exceptionnelle de Barbara Sukowa dans le rôle-titre. Cette dernière interprète magistralement une Hannah Arendt que l’on voit littéralement penser. Elle nous dresse le portrait d’une femme pleine de charme, amoureuse, libre, et qui envers et contre tout, pense par elle-même.

(1) Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, vol I : La Pensée, Paris, PUF, 1981, p.19.
(2) Primo Levi, Si c’est un homme, Appendice [1976], Paris, Julliard, 1987, p. 212.
(3) Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Folio histoire, Gallimard, 1991, p. 443.

Titre original : Hannah Arendt

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Durée : 113 mn


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