Guy Maddin

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Esthète illuminé fasciné par les bidouillages formels et les canevas kafkaïens où les personnages obéissent à leurs pulsions malades et dérèglent toute bienséance scénaristique, le canadien Guy Maddin est adulé depuis des lustres par une poignée de cinéphiles et quelques-uns de nos plus grands cinéastes.

Au cinéma, sa détermination ne consiste pas à construire ses films comme des rêves ou des cauchemars, juste à retranscrire toutes les choses tordues qui s’agitent dans nos cerveaux. Dans Brand upon the brain, l’auteur à la psyché torturée franchit une nouvelle étape en poursuivant un travail d’introspection égocentrique où il est impossible de démêler le vrai du faux, le lard du cochon, la réalité et la fiction. Délicieux tumulte qui justifie le Dithyrambe.

L’art de Maddin est de convoquer le cinéma le plus suranné pour en tirer une substance très moderne et avant-gardiste qui a de grandes chances de franchir les années sans en souffrir. Ne pas conclure que Maddin raconte n’importe quoi pour expérimenter comme un furieux. Ouvertement, il rend hommage, au gré de ses fictions, à différents mouvements comme le surréalisme, le gothisme, l’expressionnisme, l’avant-garde soviétique, et aux films muets des années 20 à travers des histoires aussi peu racontables que celles fomentées par Luis Buñuel. Si on le cantonne souvent au statut presque anecdotique de formaliste pour adeptes de cinéma expérimental, il réussit (presque) toujours à raconter une histoire qui répond à une implacable logique: « Pour écrire un scénario, Georges Toles, mon collaborateur, et moi-même pensons tout d’abord au contexte qui serait le plus intéressant pour nous. Puis, nous greffons une thématique. Progressivement, on sent qu’on obtient une structure proche du conte de fées. Ainsi, on incruste toutes les choses qu’on aime à l’intérieur de ce système en évitant si possible de tomber dans le mauvais goût. Sur ces bases, j’écris trente pages. George s’occupe des dialogues. Ça ne se passe pas toujours de cette façon. Parfois, il écrit plus que prévu et s’affranchit des bases d’origine. Parfois, c’est l’inverse et c’est moi qui écris. Par exemple, j’ai intégralement écrit Et les lâches s’agenouillent en raison de la part autobiographique. Je me suis inspiré d’une relation que j’ai eue jadis. Pour The Saddest music in the world, c’était l’inverse: c’est lui qui a effectué le travail de réécriture.»

Cronenberg a dit de ses films qu’ils étaient « étrangement touchants, drôles et tout simplement fabuleux ». Outre le réalisateur du Festin Nu, Guy Maddin compte parmi ses admirateurs des pointures telles que Tom Waits, Martin Scorsese ou encore Todd Haynes. Il partage avec ce dernier la même vénération pour Jean Genet et son sublimissime Chant d’amour, et pour Douglas Sirk et ses mélos lacrymaux d’une puissance formelle étourdissante: « J’ai rencontré Todd il y a quelques années et j’ai été très impressionné par son bon goût. C’est un cinéaste à la fois brillant et intrigant d’autant plus brillant qu’il a réussi à travailler sur le glam-rock, un sujet que j’adore, et qu’il est capable de réactualiser le style de Douglas Sirk. Encore aujourd’hui, je suis toujours amoureux de la voix de Dennis Haysbert dans Loin du paradis. Je peux vous assurer que le travail de Todd me stimule. Ces films sont d’une telle qualité qu’ils ne suscitent pas chez moi la moindre jalousie. Juste une totale admiration. D’ordinaire, je suis affreusement jaloux des autres mais je n’ai jamais voulu reprendre une de ses idées. Je ne pourrais pas, de toute façon.»

Les débuts de Guy n’ont rien de cinématographique : il commence comme guichetier dans une banque avant de devenir artisan peintre et de se lancer dans le grand bain de la réalisation. Son premier métrage sera The Dead father, dans lequel il témoigne déjà de son goût pour le surréalisme et le gothique. La plupart de ses films sont inclassables et racontés (et racontables) au passé proche. Pour les concrétiser, Maddin a recours à des maquettes ou alors à des décors précis comme la cité russe d’Arkhangelsk pour son ténébreux Archangel. A travers ses petites histoires où réalité et fiction se chevauchent dans une sarabande hypnotique, dans lesquelles les codes du film noir, du mélo et de l’horreur sont revus par un disciple de l’avant-garde soviétique (un peu comme si une oeuvre de Mann était montée par Dziga Vertov), Maddin explore toujours les zones d’ombre nichées sous la si peu apparente normalité, avec de la musique classique et des mouvements de caméra hallucinants: la sexualité déviante (Careful), la répression (Le Crépuscule des nymphes de glace), les atavismes familiaux (Et les lâches s’agenouillent…), la tristesse inconsolable des âmes en peine (The Saddest music in the world) et, surtout, la folie qui travaille le corps et le cerveau (Tales from the Gimli hospital et tous les autres).

Dans Et les lâches s’agenouillent, les fantasmes cinéphiles sont plaqués sur une intrigue prétendument autobiographique où Maddin met en scène son itinéraire imaginaire avec autant d’audace que d’égotisme. A défaut de raconter l’histoire de sa vie, il multiplie les pistes référentielles, teinte la pellicule de bleu, use de l’iris pour fabriquer des trous de serrures où le spectateur découvre des lambeaux de son identité morcelée, travaille la lumière, tourne en super-8 gonflé pour provoquer le grain, monte de manière épileptique et met en scène un mélodrame tragique comme on n’ose plus en faire depuis les chefs-d’œuvre fétichistes de Todd Browning : «Tout ce que je décris est vrai en ce qui concerne l’émotion. Je décris l’action avec ma sensibilité et en cela, j’ai décidé de changer seulement la forme et la manière de raconter l’histoire pour coller à ce qui s’est réellement passé et amplifier. Pour citer un exemple que tout le monde connaît, David Lynch a fait exactement la même chose avec Eraserhead. Il a utilisé l’angoisse qu’il ressentait en sachant qu’il allait devenir père pour la distiller dans une narration très dérangeante sur une dynamique de 90 minutes. C’est gagnant: on ressent des émotions authentiques sans voir ce qui se passe réellement. En fait, cela n’a pas d’importance si ça a eu lieu ou non. D’un point de vue autobiographique et émotionnel, ce qui se passe dans le film est réel mais ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qui est littéral ou un pur euphémisme. A la fin de Et les lâches s’agenouillent…, mon double finit sans mains. Or vous pouvez voir qu’elles sont bel et bien là. J’ai été pris en photo de nombreuses fois avec des gens célèbres en serrant des mains. Mais, émotionnellement, quand je serre une main, je suis sans mains.»

Contrairement aux conventions usuelles de la biographie, le récit affiche un mépris souverain envers les contextes et balises spatio-temporelles : les personnages, tantôt vivants tantôt fantômes, hantent une histoire centrée sur un homme impuissant et vulnérable, peut-être paumée dans ses songes. Les traits sont tellement amplifiés qu’il est inutile de chercher les parts de vérité et de mensonge dans ce voyage au bout de la nuit construit sur la répétition, les obsessions et les digressions fantasmagoriques. Comme un morceau de musique qui tourne en boucle. Alors, Guy Maddin, fabriquant d’images barrées pour happy-fews? Que nenni : avec son concentré singulier de tragédie grotesque où il est si bon de rire de l’effroi, Maddin ne propose pas qu’une petite boutique des curiosités en s’ouvrant à cette occasion aux non-initiés sans dénaturaliser son style unique, sans faire de compromis bas. Cependant, ce sera toujours au spectateur d’aller à lui et non pas l’inverse. Et les lâches s’agenouillent et The saddest music in the World, opus aussi curieux que leurs titres, nécessitent un temps d’adaptation. Mais une fois que la rétine s’acclimate à la cadence endiablée de ses images percutantes, c’est un ravissement. Que ce soit dans Et les lâches s’agenouillent… ou The saddest music in the world, le traitement est si virtuose qu’on ressent de manière sensorielle la confusion intérieure de personnages qui, comme le cinéaste, se détachent du réel pour errer dans un purgatoire sans limite d’imagination où toutes les outrances sont autorisées (inceste, masochisme, tortures), et dans lequel aimer et mourir ont la même signification littérale et tragique. Le résultat, éblouissant d’un bout à l’autre, ressemble aux efforts d’un amnésique qui essaye de se souvenir de son passé sans y parvenir.

Dans The Saddest music in the World, il travaille cette même volonté de narrer limpidement un mélodrame saturé d’images torturées où des âmes en peine extravagantes, doubles schizophrènes de Maddin tout droit issus de son imagination féconde, font référence à des mouvements cinématographiques distincts. Pendant tout le film, ils ne font que fredonner les chansons les plus tristes au monde dans un bar des années 30 en pleine ère de prohibition. Toutes les époques se superposent dans un grand bain de poésie. Ainsi, on croise une femme qui a des jambes en verre remplies de bière. Ainsi, des décors expressionnistes se suivent. Ainsi, le noir et blanc et sépia, à l’exception de quelques séquences colorisées, renvoient au technicolor bichrome. Sous l’euphorie et l’exubérance, tous les personnages ne cherchent qu’à se rapprocher pour mieux pardonner.

Ce film marque d’ailleurs une évolution importante dans sa carrière, le passage à un cinéma tout aussi personnel mais accessible à un plus large public. Le scénario qu’il considère comme « hollywoodien » a été écrit par Kazuo Ishiguro, Guy Maddin et Georges Toles sur une idée originale de Kazuo Ishiguro. Moins lynchien que ce que l’on pourrait croire, le choix d’Isabella Rossellini se traduit par la fascination du réalisateur pour Roberto, le père de la demoiselle et illustre cinéaste. La preuve avec un film de 17 minutes, baptisé My dad is 100 years old, où Isabella rend hommage à un père qu’elle n’a pas vraiment eu le temps de connaître. Le récit emprunte la forme d’une discussion dans laquelle Isabella se demande si son père était un génie. Dans le film, elle joue à la fois Hitchcock, Chaplin, Fellini et même sa mère, Ingrid Bergman. Le monde de Guy Maddin est également fait de mises en abyme tordues, de découpages étranges et d’idées folles et/ou stimulantes. Guy Maddin est un toqué de cinéma et principalement de cinéma muet. The Saddest music in the World en adopte le langage. En regardant le film, on pense aux cinémas de L’Herbier, d’Epstein, de Feyder et de Lynch, pour le plus récent (nombreux sont les enfants d’Eraserhead). Les procédés formels qu’il utilise sont riches (du super-huit gonflé en 35 mm pour obtenir une patine et du grain proche de celui des années 20). Il en émane un étrange et délicieux tourbillon de nostalgie.

Dans le sillage d’Et les lâches s’agenouillent, son dernier Brand upon the brain se présente comme une biographie baroque, entre film d’horreur expressionniste et rêverie grand-guignolesque. Le synopsis ? Guy est de retour dans son île natale. Dans une maison bizarre, ses parents tiennent un orphelinat des plus étranges. Instantanément il est pris de visions et autres souvenirs de son passé aux côtés de ses parents, une ronde de secrets enfouis. Notamment celui de son ami d’enfance Ned et de ses mystérieux tics. Présenté dernièrement au festival de Berlin (à l’opéra de Berlin, s’il vous plaît), ce nouvel opus narré par la reine Isabella Rossellini, icône désormais mainstream de Maddin, possède suffisamment d’arguments pour donner envie de s’y perdre.


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