Gravity

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« Gravity » montre l’espace comme personne et parle de l’humain avec l’évidence des grands virtuoses. Au moins le film de l’année, toutes catégories confondues.

L’homme est la mesure de toute chose – Protagoras

Lors d’une mission sur Hubble à l’extérieur de la navette spatiale américaine, un syndrome de Kessler (réaction en chaîne où des débris de satellites détruits tournent en orbite à la vitesse d’une balle de pistolet, réduisant en charpie d’autres appareils pour former un nuage exponentiel de shrapnel meurtrier) frappe l’ensemble de l’orbite proche, tuant la majeure partie de l’équipage et détruisant la navette. Ne restent que le capitaine Kowalski (George Clooney) et le docteur Stone (Sandra Bullock) : dans leurs combinaisons à l’autonomie limitée en oxygène, ils décident de rejoindre la station internationale pour tenter de regagner la Terre…

Mille fois certes, Gravity constitue une date à plusieurs égards, abondamment commentée de toutes parts. D’abord avec cette manière de tourner et d’envisager la mise en scène qui touche à l’inédit complet, et ce vérisme saisissant dans la reconstitution à hauteur d’homme de l’aventure spatiale, Cuaron a clairement accompli un exploit. Disons-le sans ronds-de-jambes, la facture de Gravity relève de la dinguerie pure, tant dans l’ambition de sa mise en scène que dans la grande intelligence des moyens employés en production et postproduction : pour 80 millions de dollars, soit un peu plus de la moitié d’un blockbuster moyen, Gravity met aujourd’hui tout le monde à l’amende, y compris James Cameron (l’homme ne s’y trompe d’ailleurs pas et clame son admiration pour Gravity, ayant reconnu en Cuaron un autre « cinéaste-inventeur » proche de ses propres préoccupations). Le pseudo-débat quant à la suprématie naissante, inquiétante pour certains et désirable pour d’autres, d’un « cinéma du virtuel », est à ce titre presque parfaitement stérile puisque focalisé sur des moyens mis en œuvre et pas l’essence d’un film, qui est toujours une expérience virtuelle quelle que soient les raffinements de sa facture. Au titre de l’aspect au moins secondaire de telles considérations, on citera bien sûr les prouesses d’interprétation, dont l’incarnation ne se discute pas une seconde : Sandra Bullock est l’actrice de A-list la plus mésestimée à l’heure actuelle.

 

 

Avec une mise en scène extrêmement précise, quelques câbles et un traitement de l’image saisissant de perfection (dans énormément de plans, même les combinaisons sont virtuelles, greffées sur des acteurs littéralement manipulés par des marionnettistes), Cuaron raconte son histoire avec un sens du point de vue et une fluidité que bien des adeptes de la radio filmée seraient avisés de potasser. Car c’est bien le résultat d’une recherche sur le médium qui fait le succès artistique de Gravity : le point de rencontre entre l’intention et le moyen. Reprenant son habitude d’immerger le spectateur dans des plans longs plus ou moins acrobatiques, avec des coupes rares qui ménagent des ellipses toutes signifiantes, il prend un pitch simple pour lui faire rendre tout son jus, à propos du seul sujet dont il compte parler : la faculté de survie de l’être humain, les conforts qui l’entravent et les épreuves qui la poussent. Ce propos, le plus universel qui soit dans la mesure où toute histoire peut se réduire à une lutte contre la mort (ou l’immobilité), fait partie du projet global de Cuaron (appuyé par son fils et coscénariste) visant à toucher le cœur et l’esprit de la manière la moins rhétorique possible, de ne pas parasiter l’humain avec l’arbitraire inhérent au discours.

Ce projet se retrouve bien entendu dans la réalisation elle-même, qui rappelle finalement plus Tarkovski que Kubrick dans son évidence et son aspect factuel, notamment avec l’emphase constante sur les phénomènes d’attraction et de répulsion (entre personnages, entre objets dans l’espace, etc.). Mais c’est surtout le traitement réservé à la parole (au début du film d’ailleurs, un carton pose la non-conduction du son parmi les inhospitalités du milieu spatial) qui confirme ce trait. Ainsi des anecdotes et histoires personnelles de Stone et Kowalski qui sont systématiquement soit tronquées par le film lui-même (l’histoire du singe à la Nouvelle Orléans) ou posées comme peu signifiantes par essence (malgré son caractère colossal, le traumatisme de Stone est commenté par elle-même comme simple et bête dans ses circonstances, l’histoire – elle – ne valant pas grand-chose à raconter). Mieux encore, la parole est un repoussoir à la vie, salué de rapports paradoxaux (Stone roule au hasard, avec à la radio « n’importe quoi du moment que ça ne parle pas », mais les personnages parlent constamment à Houston y compris lorsqu’ils le font « en aveugle »), au point d’être même un élément qui par son babil même anesthésie la pulsion naturelle à la survie, sans même qu’il y ait besoin d’intelligibilité : la conversation avec Aningaaq représente ainsi le nadir de la résignation générale de Stone face à son existence. En face de ça, les paroles concises et les one liners de Kowalski sont salutaires, prônent l’action et sont suivis d’effets (« It’s an order », « You’ll have to learn to let go »).

 

 

Cette apparente austérité, toutefois, ne sert qu’à propulser le discours universaliste de Cuaron. Il creuse en effet le sillon déjà entamé avec Children of Men (2006), qui montrait l’ensemble de l’expérience humaine équitablement valeureuse chez tous les représentants de l’espèce, réfutant les sectarismes idéologiques, ethniques ou philosophiques. Il prend ici une tout autre mesure, la Terre toujours dans le champ de la caméra rappelant l’identité de la condition humaine. Ce motif est confirmé dans la dépiction de détails à la fois infimes par leur taille et gigantesques par leur signification pour quelqu’un en particulier. Voir par exemple la mise en parallèle, et strictement au même niveau d’importance, d’un Bouddha dans le Shenzou, d’une icône de Saint Christophe dans le Soyouz et de la photo de famille de Shariff accrochée à sa combinaison. Plus tard, on entendra, lâché comme si de rien n’était, que quel qu’en soit le pays d’origine, la plupart des équipements qui flottent là-haut sont à peu près identiques. Un propos fraternel qui pourrait paraître naïfs aux cyniques, si le message global n’allait pas tant à l’encontre du culte à la facilité de notre époque.

Au delà de la métaphysique, du survival tendu qui vous fera involontairement retenir votre respiration (la puissance de l’immersion est si grande que ça), Gravity se conçoit surtout comme une réflexion sur la vie elle-même, telle que la définit Bichat : un ensemble de fonctions qui résistent à la mort. Autrement dit, vivre C’EST avoir mal, car le vivant est paresseux et doit se faire violence pour se maintenir, et seul l’admettre permet de vivre avec sens. Car la mort est toujours d’un arbitraire effrayant – on peut considérer cet état de fait comme paralysant ou le prendre comme aiguillon. En posant le docteur Stone, littéralement morte-vivante depuis un traumatisme qu’elle croit insurmontable, au milieu d’une sorte de masse critique d’adversité, Cuaron se pose en passeur qui la mène par-delà le Léthé où elle est tentée de se laisser sombrer. Gravity est l’une de ces très rares œuvres qui créent un bien-être plus ou moins durable chez le spectateur, le poussent à réfléchir plus haut et plus loin que lui-même ou mettre sa propre existence en perspective, mais fait tout cela avec un naturel et une fluidité désarmants, et donne envie de se bouger pour aller mieux et faire mieux. S’arracher de la zone de confort. C’est pour cela qu‘au delà du vertige permanent des scènes spatiales, de la beauté d’une apesanteur en position fœtale, et même de l’ambition et de la précision du tour de force, le film tend tout entier vers ce qui est, sans doute, le plus beau plan qu’il nous est donné de voir sur un écran cette année : une femme qui se relève enfin, et décide de marcher.

À lire : Alfonso Cuarón : un cinéma à hauteur d’homme, par Antoine Benderitter.

Titre original : Gravity

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Durée : 90 mn


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