Josie est un homme simple, presque invisible. Les rares personnes de passage à sa station service n’échangent avec lui qu’un sourire complaisant et désolé, ou simplement quelques banalités. Tout le monde s’adresse ainsi à l’homme-mystère à la démarche claudicante qui vit à la lisière de la ville. Considéré par tous comme un gentil simplet, Josie n’est jamais trop approché, seulement considéré avec amusement et moquerie. Lenny Abrahamson, dont Garage est le premier film qui sort en France, offre sa caméra à cet être à part qui vit constamment dans les barbelés de la différence et de la solitude.
Doux, généreux, un peu naïf et hors de toute réalité, ce pompiste irlandais se prête peu aux conversations. Jamais contrariant, répétant les trois quarts de ce que son interlocuteur lui énonce, Josie a tendance à se marginaliser de lui-même. Dernier habitant d’une campagne irlandaise perdue, objet de divertissement d’une majorité citadine, le personnage semble a priori très explicitement placé dans une dynamique symbolique, légèrement manichéenne.
Or cette facilité dans l’écriture s’efface fugitivement devant l’évolution de la vision qui est offerte du personnage. Le quotidien de Josie, futile en apparence, semble réellement éprouvant pour qui, comme lui, attache une importance obsessionnelle au détail. Son emploi, ennuyeux à souhait, représente toute sa vie d’homme penaud qui traîne matin et soir sa dernière trouvaille géniale : un présentoir pour les huiles de moteur. L’existence de Josie est vide de relations. C’est sûrement pourquoi il s’est volontairement scellé à son travail, son unique moyen de se relier aux autres.
La bedaine trahissant son loisir favori (la bière), les mains boudinées douées d’une maladresse anxieuse et les yeux souriants, attentifs au monde alentour, le physique de Josie attendrit autant qu’il rassure, sans pour autant faciliter son approche des femmes. Et une fois le rideau baissé, le présentoir rentré, séparé de sa casquette de pompiste, ce vieux garçon par défaut ressemble à un enfant livré à lui-même. Il parle à un cheval à qui il donne des pommes dans la forêt, il tombe amoureux de l’épicière du village… Il a de la bière et du soda au frigo qu’il prend plaisir à partager avec l’autre employé que son patron lui impose un jour.
Son collègue, David, est un teenager discret dont la mèche rebelle cache la moitié du visage. Il a le privilège de pénétrer dans l’univers de Josie. Le personnage de David sert de déclencheur à l’histoire. Il autorise la caméra et le spectateur à percer la personnalité de son insolite ami. Ensemble, ils boivent d’abord en silence, puis échangent quelques mots, excités à l’idée de se revoir le lendemain. En créant cette relation à l’écran, le cinéaste fait réaliser au spectateur combien chaque lien qui naît entre soi et un autre est une condition essentielle de notre existence, de la signification et de l’intensité qu’on lui accorde.
Si la simplicité des images (jamais surchargées, la plupart des plans sont larges et font apparaître Josie, seul et infime, au centre du décor), des dialogues et de la relation que les deux personnages développent n’est qu’apparente, si tout est terriblement épuré, la précision du scénario et du jeu d’acteur est palpable. Il s’agit du récit d’une vie simple, mais jamais banale. Toute la performance du film se traduit là : à travers la caméra de Lenny Abrahamson, le point de vue spectatoriel a changé. Provocant d’abord curiosité ou indifférence comme chez ses voisins citadins, l’univers de Josie se dévoile peu à peu pour enfin nous permettre de voir le monde par ses yeux, l’incarner, rien qu’un instant.
A peine la connivence avec le personnage a-t-elle été créée, que l’équilibre tragi-comique du film se rompt et glisse dans une noirceur pesante. La candeur qui avait envahi le film se brise aussi sèchement que l’amitié qui venait de naître. La réalité rattrape l’histoire. Josie a vécu trop longtemps le rôle du marginal pour connaître les règles politiquement correctes de la société, et les viole involontairement. Vivre à l’écart de la société n’est jamais viable très longtemps.
Alors que le générique débute, le film achève de provoquer cœur lourd et pensées vivaces. Josie et son Garage vont longtemps hantés la vision d’un homme par rapport aux autres et par rapport à nous-mêmes. L’étrange existe en chaque individu. Et pendant ce temps, le cheval qui mangeait des pommes avance, déterminé, et ressort de la forêt en claudicant… Garage fait cohabiter jusqu’à la fin burlesque et gravité, avec une étonnante volonté empathique. Chaque être, même le plus improbable, pourrait être Josie.