Révolution
eXistenZ révolutionne le long-métrage de science-fiction. Le récit a beau se dérouler dans un futur proche, celui-ci échappe aux clichés du genre. On ne trouve dans le film aucune ville de haute technologie et presque aucun gadget électronique. Cronenberg ne cherche pas à conjecturer sur l’avenir, à lui donner une image plus ou moins juste, mais à parler indirectement du présent, du danger que représente la machine aujourd’hui par rapport à notre conception du monde et à notre condition d’être humain.
Plutôt que de verser dans l’excès, le cinéaste se contente d’un minimum de détails science-fictionnels qu’il noie sous une abondance de décors, certes étranges, mais ordinaires. Les seuls objets proprement fantastiques du film constituent les accessoires de l’entité mi-mécanique, mi-organique qu’est le « game-pod », cette console de jeu grâce à laquelle les deux personnages principaux accèdent à un univers virtuel.
Rien dans le film ne renseigne sur l’identité du monde dans lequel il se déroule, si ce n’est les références à cette même console. L’ensemble des éléments du récit gravitent autour d’elle dans la mesure où elle motive et justifie la déconcertante démarche narrative du long-métrage. eXistenZ n’est pas tant un film fantastique au sens où il contient des éléments imaginaires, que parce qu’il établit des rapports irrationnels et illogiques entre les éléments qui le constituent. Au lieu de situer son film dans un monde clairement futuriste, Cronenberg s’emploie à brouiller les lois de la représentation ordinaire du monde et à créer la forme d’une nouvelle réalité filmique. Le monde d’eXistenZ n’est pas foncièrement imaginaire, il le devient.
Cinéma et jeu vidéo
Célèbre conceptrice de jeux vidéos de nouvelle génération, Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh) présente pour la première fois au public son nouveau-né, « eXistenZ ». Au cours de la cérémonie, la jeune femme est blessée par un fanatique se réclamant de l’idéologie « réaliste ». Face à l’ampleur que le jeu vidéo semble avoir pris dans cette société en mal d’évasion, les partisans de cette idéologie s’engagent coûte que coûte à préserver la réalité pour ce qu’elle est. Allegra Geller fuit ses agresseurs en compagnie de Ted Pikul (Jude Law), un stagiaire en marketing, pour s’enfermer dans une chambre d’hôtel dans laquelle ils entament tous les deux une partie de jeu.
La conception du jeu « eXistenZ » est particulièrement originale. Le jeu ne se joue pas par l’intermédiaire d’une interface quelconque, que ce soit un écran, une manette ou un clavier, mais en branchant directement la console au système nerveux du joueur. Raccordé au « game-pod » par un câble, sorte de cordon ombilical, par l’entremise d’un organe artificiel situé au bas du dos, le « bio-port », le joueur pénètre dans une réalité aussi vraie que nature. Concèdant une totale liberté de mouvement, le jeu permet aux individus de libérer leurs pulsions inassouvies – qu’elles soient meurtrières ou sexuelles – en toute impunité. Le danger de ce genre de pratique consiste à ne plus pouvoir faire la différence entre la réalité et l’imaginaire, à continuer à se prendre au jeu dans le monde extérieur.
Comme la plupart des films du cinéaste, eXistenZ s’apparente à une déroutante expérience cinématographique. Il s’agit ici de conjuguer la structure du langage du cinéma à la forme standard du jeu vidéo. Les personnages traversent les espaces comme autant de niveaux à franchir pour terminer la partie. L’originalité du film tient à ce que rien à l’image ne permet de distinguer nettement ce qui relève du monde réel de ce qui s’assimile au monde du jeu. Cronenberg ne désigne pas l’un et l’autre plan de représentation pour tel, mais les entremêle en une seule et même forme d’expression.
Si la démarche ressemble à tout point à celles déjà mises en œuvre dans des films comme Videodrome, Dead Zone et Le Festin Nu – en plus de Spider qui vient chronologiquement après eXistenZ, ce dernier long-métrage possède un ton bien plus léger que les précédents. Brouillant les frontières entre le réel et l’imaginaire et entre le vrai et le faux, le cinéaste semble bien plus s’amuser à égarer son spectateur qu’à le confronter aux horreurs dont il a su faire jusque-là sa spécialité. Ludique et souvent amusant, eXistenZ se définit comme une sorte de badinerie filmique, de décontraction expérimentale.
Problèmes de représentation
eXistenZ surprend dans la mesure où il ne respecte aucune des catégories classiques de représentation au cinéma. Les personnages du film revêtent tous une série d’identités, parfois contradictoires, de sorte que le spectateur ne sache jamais qui ils sont réellement. D’une part, ils exercent plusieurs activités en fonction de leur progression dans le jeu. Ted Pikul, par exemple, se présente tout au long du film sous les traits d’un stagiaire en marketing, d’un garde du corps, d’un ouvrier pisciculteur et enfin d’un agent « réaliste ». D’autre part, ils n’ont pas de caractère assigné : libre à eux de réagir comme bon leur semble, selon la nécessité que les différentes situations leur imposent. Ayant la capacité de commenter leurs propres agissements, les personnages se voient surpris de la façon dont ils se comportent, comme s’ils se regardaient jouer de l’extérieur.
La répartition des événements du récit peine par conséquent à respecter la chaîne causale traditionnellement admise dans le cinéma de fiction. Le film ne propose aucune quête précise, aucune enquête, aucun projet en particulier. « eXistenZ », le jeu, n’a pas de règles définies : il faut y jouer pour savoir comment terminer la partie. Sur le même principe, l’histoire du film se construit au fur et à mesure de l’évolution des situations, sans véritable objectif prédéterminé. Cronenberg joue avec ses personnages comme un scientifique mène des expériences sur des cobayes : il les lâche dans un labyrinthe et observe leurs réactions. Semblant se rendre compte de leur propre condition, les personnages admettent ne rien comprendre de ce qui leur arrive. Il faut dire que les protagonistes continuent, en toute absurdité, à être confrontés au groupe des « réalistes » lorsqu’ils évoluent dans le jeu vidéo.
Dans un même ordre d’idées, Cronenberg dénature le sens logique des coordonnées spatiales. En se connectant au jeu, les protagonistes font preuve d’ubiquité. Le « pod » leur permet en effet de se trouver en plusieurs espaces en même temps, de se déplacer sans avoir à quitter leur chambre d’hôtel. Les personnages, de fait, ne traversent plus les espaces, ce sont les espaces qui se transforment. Lorsque les deux protagonistes entrent ou sortent du jeu, le réel et le virtuel s’imbriquent l’un dans l’autre en une même configuration spatiale. Suivant cette logique, le film propose des plans particulièrement cocasses et surréalistes dans lesquels un lit occupe la place d’une table de restaurant, ou une boutique de jeux vidéo la place d’une cuisine. Les espaces ne se regroupent plus « ici » et « là-bas », mais se ramènent aux deux faces réversibles d’un même côté. La réalité devient un succédané de l’imaginaire, et vice versa.
Simulacres
Surprenant renversement de situation, la dernière séquence du long-métrage remet en cause l’ensemble du récit. Tous les protagonistes rencontrés depuis le début du film finissent par retrouver tout à la fois le monde réel et leurs véritables identités. Les personnages auraient participé à une autre partie de jeu vidéo et n’auraient jamais quitté, depuis le début du film, leur univers virtuel. Le jeu « eXistenZ » serait donc inclus dans un second jeu intitulé « transCendenZ ». La dernière réplique (« Are we still in the game ? ») remet à nouveau les choses en question : sommes-nous sûrs à ce moment que les personnages n’ont toujours pas achevé leur partie de jeu vidéo ? Y a-t-il finalement un monde qu’on peut encore supposer réel ?
La structure d’eXistenZ a quelque chose d’incroyablement vertigineux. Entièrement ramassé sur lui-même, le film se compose de plusieurs blocs de réalité emboîtés les uns dans les autres comme les différentes faces d’un même reflet. Aucune des séquences du film ne respecte finalement l’ordre linéaire de la représentation logique des choses. Au contraire, le film creuse toujours plus profondément le réel en une kyrielle de zones interchangeables et réversibles.
Hommage implicite aux œuvres de Philip K. Dick (la marque du fast-food « Perky’s Pat » est une référence au roman Le Dieu venu du Centaure), dont Cronenberg avoue être friand, eXistenZ pointe la fragilité du concept de réalité. Que reste-t-il en effet du réel, dès lors qu’on s’évertue à le copier, à en tirer des simulacres ?