Entretien avec Abel Jafri

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Attention, ce visage d’écorché vif, ne l’oubliez jamais. Découvert dans « Bled Number One » de Rabah Ameur-Zaïmèche, Abel Jafri traine sa nonchalance exquise et nous fait découvrir sa petite musique des sentiments. L’année 2009 risque d’être « jafrienne ».

Le rendez-vous avait été fixé quelque part dans Paris. Quelques jours plus tôt, on avait discuté du cinéma, de Bled Number One et de l’Algérie. Ce fut quelques minutes avant la projection de Rouge, dans le cadre du ciné-club des Couleurs de la Toile. Jafri est un homme réservé, intriguant, généreux et attentif. Pas le temps de m’asseoir qu’il commence l’entretien comme si les mots, ses propres bouts de phrases, n’avaient qu’une envie : s’éparpiller dans cette pièce. Abel Jafri, en plus d’être toujours à l’affiche de Dernier Maquis, jouera dans la série TV de Malik Chibane, Le Choix de Myriam, dont la diffusion est prévue pour courant 2009, et vous le retrouverez au cinéma dans Cargo, les hommes perdus de Léon Desclozeaux.

 

Abel Jafri : L’autre moitié, ce fut éprouvant. Je me souviens avoir rencontré le cinéaste Rolando Colla à l’aéroport à mon retour de Séville un vendredi soir. Le lendemain matin, je devais partir pour le festival de Carthage. Une course contre la montre inimaginable. On a beaucoup parlé du rôle qu’il voulait très épuré. J’ai beaucoup misé sur la fatigue, sur les doutes, ce fut vraiment un rôle complexe. Je me rappelle qu’en Allemagne, récemment, une spectatrice pensait que j’étais réellement algérien, je veux dire un habitant du pays. Il a fallu que je lui dise qu’il y avait eu un travail sur la langue, le parlé, tout comme dans Bled Number One (Rabah Ameur-Zaïmèche, 2006). Je ne parle pas couramment l’arabe, je comprends les sonorités mais il a fallu que je prenne du recul.

 

Comment peux-tu expliquer qu’en 2008, nous en restions une fois de plus à ce genre de clichés ? Il y eut tout de même l’effet Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006)

Oui, mais n’oublie pas que ce film a été fait dans la douleur. Financièrement, ils ont eu du mal à le monter, ce film. Les décideurs ne voulaient pas se projeter dans ce genre d’aventure. Mais pour revenir à cette spectatrice allemande, je peux comprendre ce genre de réaction. Je sais pertinemment que ce n’est pas du racisme mais plutôt un malentendu, une suite d’idées préconçues et d’amalgames. L’effet général médiatique y est pour quelque chose aussi. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, des français d’origines diverses n’ont pas une place prépondérante dans les médias. La preuve, cela fait quarante ans que les acteurs d’origine maghrébine sont cantonnés dans des rôles de clichés alors que dans la vie sociale, cela n’existe pas.

Cette représentation des minorités…

Ce serait bien d’utiliser un autre terme, non ?

Ce sont effectivement des français d’origines étrangères. Quel regard portes-tu sur l’évolution de la place des acteurs d’origines maghrébines dans le cinéma français ?

Il y a eu un réel changement, il faut se l’avouer, même si ce changement s’est fait lentement. Indigènes a fait du bien, tout comme certains acteurs qui ont fait bouger les choses, je pense notamment à Sami Bouajila, Roschdy Zem ou Samy Naceri. Certains réalisateurs notamment, tels que Rachid Bouchareb, Djamel Bensalah, Mabrouk el Mechri ou Rabah. Mais nous ne sommes pas uniquement centrés autour des problématiques maghrébines, car ces artistes aimeraient capter autre chose. Ce sont des cinéastes, ils veulent tourner. Tout comme les acteurs, nous ne sommes pas là pour être fichés, surtout pas. Nous ne sommes pas des porte-drapeaux ! La France reste tout de même un pays extrêmement conservateur, et les choses sont encore bridées, car ce sont les autres qui nous mettent dans cette politique. Encore de nos jours, il m’arrive d’entendre dans des castings : « Ah, désolé, je n’ai pas de rôles de beurs à vous proposer ». Cela ne veut rien dire. Très souvent ce genre de configuration est la volonté des décideurs… mais ce qui est paradoxal, c’est de voir ces mêmes personnes s’émerveiller devant le pluriculturalisme des séries américaines.

       

Et que penses-tu de l’effet Obama ? Est-ce que cela nous met en porte-à-faux ici en France ?

Je ne sais pas. Mais il faut faire attention, car les fondements sont totalement différents. Même si la France reste un pays conservateur, il y a tout de même une Histoire assez forte. Aux USA, la question sur le rapport à l’étranger ne se pose plus… je pense. Ici, on se cherche des poux sur une politique d’origine étrangère, ou sur un acteur qui a du mal à faire son chemin dans ce système frileux. On ne devrait plus recevoir des discours du genre :  » Nous avons un arabe dans notre parti « , ou  » nous avons un directeur commercial noir « . Je trouve cela dommage car le monde est quantitatif, mixte et qu’il ne faut pas passer à côté de cela.

Parlons un peu de cinéma. Au départ, c’était une passion ?

C’est un hasard. J’ai grandi à Aubervilliers. J’avais une scolarité un peu perturbée, j’étais assez instable. J’ai dû effectuer une centaine de jobs. Là, j’ai rencontré le théâtre. En amateur dans un premier temps, et puis progressivement j’ai creusé mon petit bout de chemin. Des courts, puis des téléfilms et cela s’est fait logiquement. Mes premières expériences proviennent véritablement du théâtre. Tu passes d’un monde brechtien à celui de Sarraute (Truisme), de l’improvisation à une pièce qui avait fait un tabac dans les années 90, « L’Algérie en éclats » de Catherine Lévy Marie. Je suis passé par toutes les étapes du théâtre et j’ai beaucoup appris dans ce domaine. La différence avec le cinéma réside essentiellement dans la durée. Le temps au théâtre est nettement plus long, plus rigoureux. Alors qu’au cinéma, c’est beaucoup plus rapide et centré autour de la technique. Le travail de mémorisation est le même, mais les contraintes sont différentes. Il faut mettre l’art au service de la technique, en somme.

Quelles sont les bases qui te permettent de prendre la décision de jouer sous la direction d’untel ?

Je n’ai pas réellement de bases. Au départ, dès qu’il y avait un rôle qui s’offrait à moi, je le prenais car j’étais tellement heureux de jouer, que cela soit dans un court ou dans un téléfilm. Et je ne dénigre ni l’un ni l’autre. Maintenant, je commence à avoir cette opportunité d’être dans une pensée assez sélective, mais cela n’enlève en rien ma passion pour ce métier. Et puis, j’apprenais énormément auprès de ces cinéastes, je les observais, je comprenais les mécanismes sur un tournage.

Tu avais quelques modèles ?

Oui toujours, que cela soit chez les acteurs ou les metteurs en scène. Mais, je le répète, ce qui m’intéressait avant tout, c’était de partager des idées ou d’apprendre auprès de ces cinéastes, de ces techniciens, de comprendre leurs méthodes. Quand j’ai commencé dans ce métier, je n’avais pas de réseau conséquent, alors je regardais et cela s’est fait ainsi, à force de persuasion et de travail, surtout. Mais pour revenir à ta question, cela peut aller de Spencer Tracy à Marlon Brando, même si le jeu d’acteur est totalement différent. Avec tout cela, j’essaie de faire, mais il faut tomber sur le rôle, sur le scénario et ce n’est pas évident. J’ai l’impression que nous ne sommes plus dans un cinéma critique, même au niveau du jeu. Comparé à la grande période des années 50 à 70, j’ai l’impression que beaucoup de choses ont changé. Regarde le jeu dans le cinéma français avant la Nouvelle Vague, il est représentatif de cette période, le phrasé, le débit, le corps ne respiraient pas de la même façon, car il y avait une certaine élégance. Aujourd’hui, on parle et on respire différemment, le débit est plus rapide. Mais j’espère qu’il va y avoir un jeu qui va naître, qui sera moins stéréotypé, moins américanisé. Si tu veux, j’ai cette impression que la personnalité dans le jeu est trop dans le système US car ce sont deux attitudes, deux mentalités et surtout deux géographies différentes. Je trouve cela légitime que l’on s’approprie cette ambiance US, mais on dénature la personnalité.

     

 

Très souvent, dans tes réponses, tu fais allusion à l’histoire en essayant de te placer.

Je ne pense pas que tu te trompes. Il y a un travail qui a été fait et c’est pour cela que souvent, j’essaie de comprendre ma place dans cette société. Honnêtement, cela me gêne quand j’entends un sportif de haut niveau dire : « J’arrête tout, je vais devenir acteur ». L’effet inverse, on me rirait au nez, on me dirait : « Fallait t’entraîner durant de longues années ». On a tendance à dénigrer le métier d’acteur. Quand on tombe sur un scénario, il faut le travailler, rendre crédible l’histoire. Le problème, ce n’est pas de jouer, c’est de donner l’impression de jouer. Il faut s’abandonner.

Tu joues souvent des rôles assez sombres…

Ça rejoint le début de notre discussion. Si tu veux, j’aimerais jouer dans des comédies, ou des personnages assez romantiques, ou des poètes pourquoi pas, mais actuellement ce sont essentiellement des rôles assez complexes qu’on me propose. Tout simplement. J’aimerais m’éclater sur un tournage de comédie.

Comment s’est déroulée ta rencontre avec Rabah Ameur-Zaïmèche ?

Rabah, c’est un mec assez incroyable. J’avais joué sous la direction de deux jeunes réalisateurs pour un court et un moyen-métrage. Une fois je passe les voir dans leur société de production à Montreuil, histoire de leur faire un petit coucou. Et là, ils me parlent d’un jeune cinéaste en pleine préparation de son film et me conseillent d’aller le voir. J’apprends de suite que c’est Rabah, dont j’avais vu le premier film, Wesh-Wesh, que j’avais beaucoup aimé. On se croise, on discute et puis naturellement, il y a un feeling qui passe entre nous. On se revoit et là, il me file le scénario de ce qui allait devenir Bled Number One. Au départ, je ne devais pas jouer Bouzid (cousin du personnage principal), je devais composer le mari de Meriem (Meriem Serbah, actrice du film qui interprète Louisa), qui a été tenu ensuite par Ramzy. Les choses du hasard ont fait que tout a changé. Et puis je me suis retrouvé avec Bouzid. J’aime beaucoup travailler avec Rabah, parce qu’en plus de cette indépendance, il y a un travail artistique qui me parle continuellement. Il a un esprit convivial et familial, tout comme Cassavetes, même si je déteste faire des parallèles.


Comment as-tu travaillé la scène dans laquelle tu te fais attraper par les terroristes alors que tu es complètement ivre ?

Assez difficile. Nous en avions beaucoup discuté avec Rabah, car c’est l’un des éléments-clés du scénario. Rabah travaillait avec deux caméras et m’avait prévenu qu’on allait la tourner en prise directe, sans passer par des répétitions. Je me suis isolé pour rester assez concentré. Je me suis retrouvé derrière les buissons et je ne savais pas trop ce qui allait se passer. J’avais mon texte, je devais jouer tout en étant complètement ignorant des directions qu’avait donné Rabah aux autres comédiens. Et puis il faut que tu saches une chose, le village dans lequel nous étions était petit et se trouvait dans une sorte de cuvette, donc tout le monde était là et voyait tout. Bref, je surgis du buisson et j’y suis allé à l’aveuglette. Moi, je n’ai caressé que des surprises. Mais j’adore cela, car je reste dans un échange avec le cinéaste qui me plaît assez bien. J’ai trouvé le résultat final assez bluffant. Avec lui, tu n’es jamais dans un état de frustration, mais dans la jubilation. Par exemple, s’il voit que la scène peut toucher quelque chose qui s’apparenterait à de la grâce, il va laisser tourner la caméra et nous laisser dans une liberté totale de jeu. Sur Dernier maquis, j’avais l’impression de me retrouver dans la cour de récréations. Le tournage se déroulait durant le ramadan, le sujet était aussi complexe, mais j’étais heureux de venir ici. D’ailleurs, Rabah était constamment obligé de me sortir du champ, sous la caméra, de me tirer par le pantalon tant je prenais du plaisir à jouer.

 

     

Ton rôle dans Dernier maquis diffère complètement de celui de Bled Number One. Tu es entouré cette fois-ci de deux acolytes. Comment tu as travaillé ce rôle ?

Avec Salim et Géant, nous discutions énormément du jeu en amont. Puis surtout, on se rendait assez souvent dans le garage pour s’imprégner de l’ambiance, pour se familiariser avec les éléments. Nous étions complices, en sachant aussi que je devais m’adapter aux autres car la plupart n’étaient pas comédiens et donc je devais absolument refuser le décalage. Le travail était vraiment complexe, mais tellement jouissif. Et puis, ce film parle d’un microcosme qu’on voit rarement dans le paysage du cinéma français, à savoir ces travailleurs immigrés qui ont construit en quelque sorte la France dans laquelle nous vivons. Il y a une amnésie assez incroyable qui sévit et je trouve cela dommage. Nous devrions exploiter cette partie car elle est intégrée dans notre histoire collective française. Yves Boisset l’avait fait dans les années 70, avec des films tels que Dupont-Lajoie, mais aujourd’hui, il y en a très peu et c’est assez paradoxal. Et c’est pour cela que j’admire Rabah : il met les pieds dans le plat en étant financièrement indépendant, même si c’est parfois difficile.

Est-ce que tu serais intéressé par d’autres géographies cinématographiques ?

Totalement. Ce que j’apprécie dans le cinéma, c’est son aspect universel. Je souhaiterais travailler avec des italiens, des espagnols ou des Brésiliens. J’ai envie d’entendre le cœur de centaines de personnes vibrer ailleurs. La force de notre métier, c’est qu’on transporte des émotions. Je trouve cela génial.

 

 

Titre original : Dernier maquis

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Durée : 93 mn


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