DVD « Nuit bleue »

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Portrait de l’artiste en cinéaste.

Si l’inspiration réciproque, les échanges sont aussi vieux que le cinéma lui-même, on constate aujourd’hui, peut-être même de plus en plus, un basculement des personnalités de l’un à l’autre des champs artistiques : des réalisateurs se font plasticiens et exposent (Victor Erice, Abbas Kiarostami, Chantal Akerman, Agnès Varda, Peter Greenaway, Raya Martin…) et des artistes réalisent des longs métrages distribués en salle obscure (pour ne citer que les cas les plus récents : Steve McQueen, Ariane Michel, Johan Grimonprez, Sam Taylor-Wood, Shirin Neshat, Raphaël Siboni…) quand ils ne jouent pas sur les deux fronts de manière équivalente, le musée nourrissant le cinéma et inversement (Apichatpong Weerasethakul avec en 2009-2010 l’exposition Primitive comme prélude au film Oncle Boonmee, réalisé en 2010). Le français Ange Leccia occupe une place particulière dans cette histoire. De la génération qui précède celle des artistes réalisateurs (la plupart nés dans les années 1960), il ne participe pas réellement du cinéma d’exposition tel qu’il émerge dans les années 1990 et le dialogue cinéma-musée a pris des formes différentes depuis les débuts de sa carrière dans les années 1970.

Nuit bleue, sorti en salles en 2011, est ainsi une étape importante dans le travail de Leccia. Il n’en est pas, loin de là, à sa première incursion au cinéma : il finalise son premier film, Stridura, en 1979, tourne des images depuis toujours, celle-ci ne prenant parfois forme que bien des années après leur réalisation et plusieurs de ses projets avaient déjà trouvé les chemins des salles obscures (Azé en 2004, ou encore le court Des Films à faire coréalisé avec l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster dans le cadre du film collectif Histoires de droits de l’Homme en 2008). Film de cinéma – il en joue et déjoue bien des codes –, Nuit bleue porte pourtant en lui le souvenir visible de biens des travaux antérieurs de l’artiste : des vidéos atmosphériques des années 1990 aux « arrangements » – terme que Leccia préfère à celui d’installation pour qualifier son travail – qui les précèdent. Car avant d’être film, Nuit bleue fut le titre d’une exposition d’Ange Leccia lors de la 42e Biennale de Venise en 1986 : quarante téléviseurs dans leurs emballages, l’écran vers le plafond, diffusaient une lueur bleue à travers un voile recouvrant l’ensemble de l’« arrangement ». Mais la nuit bleue, ce sont aussi ces nuits d’attentats où les explosions se multiplient en l’espace de quelques heures. Un contexte donc plus obscur qui transparaît derrière la douceur apparente de l’installation et résonne avec l’ancienne fonction du lieu d’exposition (Palais des prisons).

 

« Ne dis rien » : sans paroles, mais en actes

Ces nuits bleues sont présentes dans le film. Elles n’en sont peut-être pas le sujet même, mais forment l’horizon indistinct de l’histoire (ou des histoires) qui le traverse. Nuit bleue est ainsi à sa manière autant romance que film d’action. La jeune Antonia (Cécile Cassel), que l’on découvre gardienne au musée du Louvre, regagne sa Corse, sans doute natale, lors de la disparition en mer d’un proche. Elle y retrouve ce qu’elle avait laissé et fui, des hommes qui risquent leurs vies dans un activisme fou, et oscille entre un possible nouvel amour (Alexandre Leccia) et un ancien amant délaissé (François Vicentelli). Très peu est dit dans le film, la compréhension passe avant tout par l’image elle-même. L’annonce de la disparition en mer se fait au téléphone pour Antonia, mais le son ne nous parvient pas. On voit la jeune femme s’immobiliser devant Le Radeau de la Méduse de Géricault dans les salles du Louvre, suivi d’un plan sur l’une des âmes noyées de La Barque de Dante de Delacroix. Les tensions du trio amoureux ne s’expriment ni par les cris, ni par la dispute (ou alors de manière détournée uniquement), mais atteignent leur paroxysme dans une scène muette où l’ancien amant apparaît comme l’homme de trop devant lequel on ne prend même plus la peine de s’arrêter. De même, pas un mot n’est échangé entre le jeune couple et, finalement, rien de tangible n’est montré quant à l’existence de leur relation. Tout semble se passer sur le mode de la reconnaissance aussi bien pour eux que pour le spectateur.

 

  
L’action du film subit des détournements similaires. Leccia semble avoir pris plaisir à disséminer les codes du genre (explosions, armes, bateau, hélicoptère…), mais pour mieux en troubler la perception. « J’avais envie d’amplifier la charge dramatique du film, de décontenancer le spectateur en offrant tous les ingrédients spectaculaires du cinéma commercial traditionnel. Mais en les dynamitant pour réaliser une œuvre plus introspective. » (1) Nuit bleue est-il alors un anti-film d’action – au sens où on n’y retrouve ni la rapidité, ni l’efficacité productiviste du montage des films d’action « à grand spectacle » ? Ici, pourtant, l’action est aussi spectaculaire, si ce n’est plus, que dans un film américain. Mais elle prend du temps, prend son temps à l’image du début du film où on voit Alexandre préparer une explosion dont l’efficience ne sera visible que bien plus tard dans le film. Avec des visées sans doute différentes, le film d’Ange Leccia n’est peut-être pas si éloigné du travail d’un Steven Soderbergh chez qui l’essentiel du film est consacré à la mise en place minutieuse du plan (la trilogie Ocean) par le biais d’un nombre d’informations presque trop volumineux pour le spectateur (Erin Brockovitch, 2000 ; The Informant!, 2009 ; Contagion, 2011) pour une réalisation express, un finale attendu comme explosif et qui se consume en un éclair (ceux d’Ocean’s Eleven, 2001 ; et surtout le pied de nez fameux du récent Piégée). Chez les deux, la préparation – et le temps de préparation – compte au moins autant que l’acte lui-même. Les deux en tous les cas sont dignes d’être montrés et filmés.
 
Action et romance, oui, mais dans une temporalité, non pas ralentie, mais plus évocatrice d’un temps humain, disons plus réaliste peut-être. À même aussi d’exprimer la terrible solitude des personnages, Leccia parlant à leur propos d’autisme ou d’asocialité (2). Ils sont mutiques. Les rares questions posées restent le plus souvent sans réponse. Peu nous renseigne sur eux. On pressent. On devine parfois. Mais les éléments restent flous. Quelques terroristes oui, mais sans doute pas un film sur le terrorisme. Comme les personnages, les explosions semblent décontextualisées, comme une toile de fond quotidienne plus que comme l’enjeu du film. N’existant pas seulement pour leur beauté plastique, elles sont peut-être aussi mise en valeur de l’absent, du disparu qui réunit peut-être plus encore que l’île ou les relations humaines. Le terrorisme apparaît comme ce qui a séparé les personnages, comme un irrémédiable dont on redoute l’arrivée et qui a forcé Antonia à la fuite et lui fait dire à présent : « Vous allez tous finir comme Jean » !
 
 
La rétrospective comme mode narratif

Si longtemps le cinéma, ou du moins certains de ses éléments, a pénétré son œuvre et ses expositions, avec Nuit bleue, Leccia déplace ses œuvres au cinéma, les dispose dans le film. Par rebonds, échos et citations successives, Nuit bleue tisse tout un réseau à travers la carrière de l’artiste. Le sous-texte terroriste du film évoque immanquablement Stridura, court métrage de 1979 lié aux actions de la bande à Baader, dont la présence sur le DVD permet de mesurer la proximité avec Nuit bleue. Leccia n’hésite d’ailleurs pas à évoquer l’aspect pasolinien de son Alexandre comme un possible descendant du personnage joué par Pierre Clémenti dans Stridura (3). Les régimes d’images se mêlent dans les deux films. Stridura était séparé entre des images étranges et hypnotiques à la netteté et à la précision clinique (celles du poste de commande qui évoquent d’ailleurs les débuts de Nuit bleue) et les plans sépia plus bruts relatant directement l’action. À la qualité plastique des paysages et des plans sur les visages dans Nuit bleue se mêlent les images low res des écrans de télévision ou d’ordinateur sur lesquels la caméra s’arrête à de nombreuses reprises, parfois plein cadre. Alexandre et Antonia dévorent les images. Lui d’anciens matchs de foot (4) et d’attentats (qui évoquent celles de Stridura), elle d’un vieux film en noir et blanc, son visage semblant s’intégrer à celles qui défilent sur le poste à la manière des vidéos de Marcel Oldenbach (5). Comme chez lui, ces images deviennent une sorte de portrait en creux de celui qui les regarde, le reflet du visage d’Alexandre s’intégrant même l’espace d’un instant sur son poste tv. Plus loin, Antonia regarde à nouveau, mais sur son ordinateur, La Barque de Dante de Delacroix. Leccia saisit sa main qui passe devant l’écran, le caresse, puis montre le noyé de la toile en gros plan, suivi du visage de la jeune femme dans la lueur de l’écran – et donc du tableau. Le réalisateur reprend ici une idée développée quelques années auparavant dans La Déraison du Louvre (2005), film tourné avec Lætitia Casta : l’actrice déambule de nuit dans le musée parisien et se confronte aux œuvres des grands maîtres, son corps se mesurant à celui des figures peintes, son visage croisant et frôlant la surface des toiles.
 

Cet effet de citation, ou de remake pour employer un terme plus directement relié à l’univers cinématographique, se poursuit à travers de nombreuses séquences de Nuit bleue. Dans un mouvement de renversement, les vidéos et installations anciennes viennent ici servir la narration. Explosions (1995), tirée d’une série de vidéos atmosphérique des années 1990 (avec Orage et Fumée) trouve ainsi une place logique au sein du film dans lequel les éléments naturels et les phénomènes physiques semblent parfois être les personnages principaux. Mer (1991), montrée récemment lors de la Nuit blanche à Paris, et ses vagues qui s’allongent à la verticale conserve sa vertigineuse beauté. Mais d’autonome, de décontextualisée, elle devient vue subjective d’Antonia chez qui la recherche angoissée du corps du disparu (6) se meut en attraction du sublime du personnage un instant suicidaire. Cette tentation aquatique se retrouve à nouveau dans les plans où Leccia cadre le corps d’Antonia sous l’eau : visage, mains, cheveux, nuque à travers l’onde telle l’Ophélie d’Hamlet dérivant, noyée, sur les eaux du fleuve. Antonia s’identifie alors à Sabatina (1997), une vidéo que l’artiste décrivait comme « l’image d’une adolescente sous l’eau. Elle ne perçoit pas d’une manière directe le réel, filtré et déformé par le liquide dans lequel elle est immergée. On ne sait pas si elle se noie, si elle prend plaisir à se cacher, ou si elle refuse le monde » (7). Sous les eaux, la mutique Antonia s’isole et les hésitations décrites pour Sabatina se retrouve alors, le danger de la noyade se mêlant à l’étrange apaisement qui s’empare d’elle.
 
 
Ange Leccia, Mer (extrait), 1991
 
 
Le film se charge du souvenir des travaux passés de Leccia, la reprise de ses vidéos ponctue Nuit bleue, mais ne l’interrompt pas. Elles ne sont pas des stases, des arrêts, mais au contraire des impulsions pour le récit. Alors qu’on reproche souvent – et à tort – aux vidéos et cinéma d’artistes une dimension contemplative qu’ils ne possèdent par ailleurs que rarement (8), Ange Leccia fait de la référence à la vidéo le moteur de son récit. La narration se fait alors plus visuelle que littéraire : « J’ai été très frappé par les images d’explosions à la fin de Zabriskie Point [Michelangelo Antonioni, 1970, ndrl]. Je m’intéresse surtout au cinéma où la narration est complètement visuelle » (9). Ici, la vidéo « vient dire » quelque chose de très précis et fait avancer l’action. Le trajet effectué dans Île de beauté (1996), réalisé avec Dominique Gonzalez-Foerster, en voiture entre chien et loup sur les routes corses de manière gratuite, sans but affiché, devient ici un trajet effectué par Antonia et Alexandre, l’attestation d’un rapprochement qui les mènera dans l’intimité de la chambre d’Alexandre au son du Ne dis rien que chantait Serge Gainsbourg avec Anna Karina, entendu à plusieurs reprises dans le film, rappelant combien l’artiste aime à associer des mélodies populaires à ses vidéos. Chaque itération de la chanson revêt une dimension différente : romantique pour la scène entre les deux amants et plus tragique lors de l’attentat final. Dans Nuit bleue, comme dans ses vidéos (10), la chanson teinte autant le film de son univers qu’elle est revisitée par lui. « Ne dis rien, n’aie pas peur, ne crains rien de moi / Suis moi jusqu’au bout de la nuit / Jusqu’au bout de ma folie » Ce n’est plus uniquement d’une relation amoureuse dont il s’agit, mais de tout ce qui relie et éloigne Antonia à sa terre natale, et par extension à Alexandre.

 

 
Serge Gainsbourg & Anna Karina, Ne dis rien

Si le cinéma avait jusqu’alors pénétré son travail d’artiste, ici c’est le plasticien qui façonne le cinéaste, une manière de dire que les deux ne sont sans doute pas à opposer. « Je pense que lorsque j’ai fait certaines de mes œuvres, il y avait déjà l’idée ou la tentation de faire du cinéma. De toute façon, toutes ces constructions ne sont que des allers-retours cinéma arts plastiques, expositions films. J’ai construit des expositions comme des films. Au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, j’avais construit plusieurs scènes, plusieurs séquences et c’était le spectateur qui construisait, qui scénarisait lui-même le parcours en allant chercher des scènes à différents endroits du musée. » (11) À l’exposition comme film, au cinéma comme modèle possible pour l’art contemporain (12), Ange Leccia propose le film comme biais d’intégration, d’exposition de la vidéo. Nuit bleue est traversé par l’œuvre de l’artiste ; le cinéaste réalise la rétrospective du plasticien. À sa manière, le film est une exposition dans laquelle l’œuvre de Leccia n’est plus au seul service d’elle-même, mais à celui du récit dont elle oriente le développement et le sens. Le réalisateur inverse la pratique de l’artiste : si l’exposition Pacifique (1997) était construite « comme une déambulation filmique, où le spectateur passe de salle en salle, comme de scène en scène », le film Nuit bleue s’organise comme une rétrospective où chaque scène montre une œuvre, apportant ainsi un regard renouvelé sur la pratique de Leccia.

Nuit bleue est une expérience rare, fragile à bien des égards. Exigeante aussi, même si le film se comprend et s’apprécie sans connaître les travaux antérieurs de Leccia. On l’avait à sa sortie comparé au phénoménal Sucker Punch (2011) de l’américain Zack Snyder, montrant que les deux extrêmes (la production de studio américaine à la diffusion mondiale largement confortable, et une production plus souterraine à l’audience bien plus réduite) de la branche cinématographique pouvaient se rejoindre dans la manière expérimentale et défricheuse de raconter une histoire. Nuit bleue n’est pas à opposer à la production mainstream. Le film n’est pas moins (ou plus) cinématographique parce que réalisé par un plasticien. Tous deux forment au contraire un chantier passionnant sur un cinéma qui tente de se (re)définir en permanence, là où l’aventure du spectateur n’est en général que trop confortable et paresseuse. Chargées des émotions de son récit, les images vidéo et ciné de Leccia occupent pendant longtemps l’esprit à l’image du ressac infatiguable des vagues de Mer et de Nuit bleue.

Suppléments :

Une interview d’Ange Leccia.
Stridura, court métrage de 1979.


Nuit bleue d’Ange Leccia – DVD édité par Blaq Out – Disponible depuis le 6 novembre 2012.

Ange Leccia est représenté par la Galerie Almine Rech (Paris et Bruxelles).

(1) "Entretien avec Ange Leccia" par Fabien Danesi.
(2) Dans l’entretien présent en bonus sur le DVD.
(3) Avouant même dans l’introduction au court métrage sur le DVD, qu’il aurait aimé faire jouer Clémenti, un des acteurs fétiches de Pasolini, à nouveau dans Nuit bleue s’il avait été encore en vie.
(4) Sans doute une ancienne vidéo d’Ange Leccia. Voir Madeleine Filippi, « Nuit bleue, un film expérimental ? », Diapo, 19 avril 2011.
(5) Dans les années 1980, chez cet artiste allemand des images de cinéma se superposent en bandeau sur des fragments d’un corps. Les images empruntées au cinéma, hollywoodien, apparaissent comme le rêve ou le souvenir de ce corps.
(6) Quelques scènes auparavant, on voyait Antonia le visage au plus près de l’écran chercher le corps du disparu de nuit près de la mer sur des chemins escarpés. À plusieurs reprises, sa torche éclaire l’écran, c’est alors dans notre direction, vers la salle qu’elle cherche.
(7) « Ange Leccia, entretien avec Aline Pujo », in Ange Leccia – Pacifique, Paris : Paris-musées, 1997.
Cette vidéo fut d’ailleurs utilisée pour une adaptation de la pièce le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet (1974) de Bernard-Marie Koltès. Ange Leccia en donna une nouvelle version avec Nymphéa en 2007, mettant en scène Lætitia Casta. L’œuvre est présentée de manière permanente à Nantes, projetée à la surface du canal.
(8) Le reproche en a été fait à Nuit bleue, par Isabelle Zribi aux Cahiers du cinéma, dans un quasi contre-sens au film.
(9) « Ange Leccia, entretien avec Aline Pujo », opcit.
(10) On peut voir le regroupement d’une partie de son travail associant images et musique dans la vidéo-collection Perfect Day (2007) ici.
(11) Dans l’entretien présent en bonus sur le DVD.
(12) Nombre d’artistes de ces vingt dernières années se sont largement inspirés du cinéma dans leurs productions. Dominique Gonzalez-Foerster (ancienne élève et collboratrice régulière de Leccia) : « C’est vrai que l’on a souvent essayé soit d’inventer des formats soit de se les approprier, comme le magazine, ou en utilisant le cinéma aussi à la façon d’un réservoir de structures », in Qu’est-ce que le curating ?, Paris : Manuella Edition, 2011, p.55.
(13) "Entretien avec Ange Leccia" par Fabien Danesi.

Titre original : Nuit Bleue

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Durée : 88 mn


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