DVD « La Trilogie papoue »

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<< J´étais avec mon père quand j´ai vu pour la première fois un homme blanc. J´étais terrifié, je n´osais pas le regarder. Et j´ai fondu en larmes. >>

En 1930, un groupe de chercheurs d’or australiens découvre l’existence d’indigènes dans les Hautes-Terres de Papouasie, ce qui ne suffit certainement pas à les détourner de leur quête. En 1930, les papous des Hautes-Terres de Nouvelle-Guinée découvrent l’existence de l’homme blanc… ce qui changea radicalement leur vie.

« Nous pensions être les seuls humains. »

Ce sentiment des papous fut, semble-t-il, pendant longtemps, le sentiment le mieux partagé des hommes de toutes contrées. La découverte de l’Amérique comme la controverse de Valladolid n’ont pu être filmées, et c’est dommage. Par chance, dans les années 1930, le cinéma existait lorsque Michael Leahy décida d’aller remuer ciel et terre en Nouvelle-Guinée à la recherche de cailloux jaunes. Conscient que cette rencontre inattendue allait le faire rentrer dans l’histoire, ses frères et lui ne négligèrent pas de documenter l’aventure relatée dans First Contact (1982), le premier tome de la trilogie.

Revenants, esprits, personnifications de la foudre… les papous ne tarirent pas de spéculations sur le compte de ces Blancs sortis de nulle part et couverts d’étoffes de haut en bas, à tel point que certains se demandèrent même ce qu’il advenait de leurs excréments. L’effet de surprise dissipé, les Australiens durent monnayer leur présence durable sur ce sol, et les femmes levèrent très vite le voile de ces mystifications : ces Blancs-là étaient bien des hommes comme les autres, et Michael Leahy n’eut guère de scrupules à acheter des adolescentes pour satisfaire ses besoins (et sa curiosité) sexuels. Loin de la morale judéo-chrétienne, celles qui peuvent encore en témoigner n’en conservent pas de honte ni un mauvais souvenir malgré leur première appréhension due à leur jeune âge : ils nous offraient des cadeaux, ils étaient gentils. Une épouse s’achète (aussi) en Papouasie. Vernis judéo-chrétien ou pas, on constate que cette valeur est – encore – l’une des mieux partagées au monde. Quand les colons initient les « sauvages » à ladite civilisation, ils parlent avant tout de ce qui les arrange : les gros avions, les phonographes et les armes à feu. Les phonographes pour rigoler tendrement de la virginité technologique des papous – qui « adoraient chanter et danser » -, les avions pour asseoir leur pouvoir – magique ? -, les armes à feu pour prouver qu’en cas d’attaque, ils se défendront plus efficacement qu’avec une hache, démonstration à l’appui sur un cochon.

 

 

« Je ne puis dire que mon but était le bonheur des indigènes. »

De ses aventures, Michael Leahy eut donc plusieurs enfants qu’il ne reconnaîtra jamais, pour ne pas chiffonner sa femme blanche, certes, et surtout pour sauvegarder sa réputation. Le destin d’un de ces métis, Joe Leahy, fait l’objet des deux films suivants.

Dans Joe Leahy’s Neighbours (1988), nous découvrons ce personnage ambigu, dont la mère est morte alors qu’il était enfant, et qui, n’ayant jamais été vraiment accepté par les papous, a longtemps travaillé comme boy chez son oncle Daniel Leahy qui l’a éduqué à l’occidentale. Devenu l’archétype du self-made-man, Joe possède désormais une plantation de caféiers sur les terres Ganiga. La Papouasie-Nouvelle-Guinée existe administrativement depuis 1975 et Joe Leahy se sent pousser des ailes au point de tenter d’inculquer le capitalisme à ses voisins papous. Le prix du café en hausse, Joe réclame le soutien des big men Ganiga sur la promesse d’un avenir opulent. Seule ombre à ce tableau : Joe a établi un contrat à la banque qui lui attribue 60% des bénéfices sur l’exploitation contre seulement 40% à l’ensemble des Ganiga qui lui ont confié une partie du terrain. Pour soulager les rancœurs grandissantes, Joe explique qu’il a lui-même pris les risques bancaires et qu’il sera seul à devoir rembourser la dette si l’exploitation s’effondre. La banque n’aurait, de toutes façons, jamais accepté de prêter aux papous. Malgré leur impatience, les Ganiga devront attendre pour s’acheter des voitures : la plantation ne sera rentable que dans six ans.

Curieux de voir comment les richesses seraient redistribuées, Bob Connolly et Robin Anderson sont retournés cinq ans plus tard chez les Ganiga afin de tourner Black Harvest (1992), le dernier volet, tragique, de cette trilogie. Rien ne s’est déroulé comme prévu : le prix du café a chuté, et Joe doit expliquer la dure réalité de la spéculation à ses compagnons de galère : le travail ne pèse rien dans la balance des marchés financiers, les Ganiga devront cueillir le café sans toucher de salaire pour pouvoir maintenir à flots la plantation. Le vieux Popina Mai est dépité, lui qui avait tant cru en Joe : il ne peut empêcher la folie vengeresse qui s’empare des hommes Ganiga déjà pris dans l’engrenage d’un gigantesque conflit qui commence tout juste à éclater dans les Hautes-Terres de Nouvelle-Guinée. Personne ne vient aider à cueillir le café qui pourrit sur pied alors que la banque demande le remboursement de la dette.

Pour tenter d’expliquer la gravité de cette situation aux Ganiga, Joe organise les funérailles des premières récoltes de café mort. La transcription de cette perte financière en langage rituel – l’argent demeure une abstraction pour une grande majorité de papous – ne sera pas du goût de certains Ganiga qui crient au blasphème : Joe se moque des traditions. Joe Leahy a plus que jamais le cul entre deux chaises : « C’est le début de la fin » explique-t-il à son oncle, qui, devenu aveugle et sourd, imperméable à l’évolution des mentalités et du regard porté sur les colons, est resté psychologiquement coincé dans les années 1930, et n’a pas l’air de comprendre. Alors que, effrayée par la montée des violences, sa femme papoue est déjà partie avec ses deux filles, Joe reste dans sa maison vide. Pas seulement par orgueil. Joe croyait tirer vers le haut son peuple, qu’il aime autant qu’il exècre. Tiraillé toute sa vie entre l’arrogance et la honte, Joe pleure un échec à la fois personnel et collectif au regard de l’idéal capitaliste.

Joe se retire en Australie. Confrontés au regard de l’inconsolable Popina Mai, les réalisateurs saisissent dans les yeux du vieillard la tristesse de ceux, comme lui, qui ont cru à la modernité et se retrouvent sans rien, coincés comme des rats dans les murs invisibles d’une culture maintes fois ridiculisée et d’autant plus ressentie comme une prison que la guerre tribale s’étend partout, décochant à l’aveugle ses flèches et ses balles sur les hommes que nous avons côtoyés tout au long de la trilogie. Quel bilan tirer de la décolonisation ? Une civilisation X peut-elle regretter d’avoir un jour croisé le chemin d’une civilisation étrangère ? Cela n’a pas de sens, pas plus que de penser pouvoir mettre sous cloche les sociétés en marge du capitalisme. Il n’y a plus d’innocence à préserver, car il n’y en a jamais eu. Très vite évanoui, l’enchantement du premier contact a laissé partout un goût amer témoignant d’une implacable réalité : l’égoïsme, l’avarice, l’incompréhension et les luttes de pouvoir sont restés, avant, pendant, et après l’histoire de la colonisation, les vices les mieux partagés du globe.

 

 

« – On chantera et ils pourront nous filmer.
– Ils ne font pas ce genre de film là. »

Les trois films ont été chacun primés au festival Cinéma du Réel. Les trois entretiens avec Bob Connolly ajoutés en bonus des films rendent compte des inimaginables difficultés éthiques de ce travail de documentariste et d’anthropologue, dans lequel les réalisateurs se sont impliqués pendant dix ans. Des archives précieuses des frères Leahy aux témoignages des papous, en passant par la rencontre avec Joe Leahy, ces trois volets compilent une somme de documents exceptionnels qui font de La Trilogie papoue une pièce maîtresse de plus à empiler sur l’édifice de la tragédie humaine – de Sophocle à Shakespeare.

 

La Trilogie papoue de Bob Connolly et Robin Anderson – Coffret 2 DVD édité par Documentaire sur Grand Écran – Disponible depuis le 2 décembre 2013.
 
DVD 1 : First Contact (Premier contact), 1982, 52’ ; Joe Leahy’s Neighbours (Les Voisins de Joe Leahy), 1988, 90’.
DVD 2 : Black Harvest (Récolte sanglante), 1992, 90’ + trois entretiens vidéo avec Bob Connolly.
Avec un livret regroupant des textes sur les films et un entretien avec le cinéaste.


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