Dracula (Bram Stoker´s Dracula – Francis Ford Coppola, 1992)

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Dracula, un personnage séduisant créé par Bram Stoker, sujet à une pléthore d´adaptations, ne pouvait passer à côté d´un cinéaste comme Coppola, Napoléon du septième art.

Dracula, ou la contagion par le cinéma

Dédié à l’immense critique, cinéphile et visionnaire de cinéma, Jean Douchet

 

Sublime et méditatif Apocalypse Now, politique et masculin Parrain, intime et angoissant Conversation secrète, magnifique et absorbant L’Homme sans âge et plus récemment douloureux et fort Tetro, Francis Ford Coppola n’a guère besoin d’être présenté tant son cinéma est prodigieux et captivant.

A la notoriété de ce formidable créateur s’ajoute Dracula. Cette œuvre écrite par Bram Stoker en 1897, fût sûrement inspirée par d’illustres prédécesseurs, John William Polidori (Le Vampire, 1819), James Malcolm Rymer (Varney the Vampyre, 1847), Sheridan Le Fanu (Carmilla, 1872) et différentes légendes sur le vampirisme qui circulaient en Angleterre à l’époque. Bram Stoker donne au vampirisme une forme définitive et surtout un visage, celui de Vlad Tepes, prince de Valachie (1431-1476), dont le surnom était Drakul (dragon et diable, en roumain), chevalier de l’ordre de Dragon, célèbre pour sa cruauté.

Quand deux univers se rencontrent, celui de Stoker, sombre et inquiétant et celui de Coppola, exubérant et sensuel, cela produit une explosion artistique – peut-être la plus fidèle et la plus impressionnante adaptation à ce jour. Avec l’excitation et l’impatience d’un enfant, dans l’esprit des salons littéraires qui se tenaient au sein de l’élite intellectuelle anglaise, Francis Coppola nous plonge dans l’univers des ombres et des lumières en nous racontant l’histoire, telle qu’il l’avait lue en intégralité à ses comédiens.

Emporter ailleurs avec son talent et son imagination signifie pour le réalisateur passer de l’autre côté du miroir, respirer la poussière de l’époque, celle de l’écrivain le temps d’une projection. Prendre une œuvre, sélectionner l’essentiel, se l’approprier pour exprimer aussi sa vision, sa personnalité, l’amplifier pour l’accorder à notre perception et offrir l’éternité à cette œuvre, voilà l’approche coppolesque. Tout ce gigantesque travail afin de vampiriser notre attention, rendre nos cinq sens actifs – les sens d’un vampire sont démesurément plus forts à tel point que les pas d’une souris sont semblables aux pas d’un éléphant. Pouvez-vous ressentir ce qu’éprouve cette créature tragique, mi-homme mi-bête, un mort destiné à être vivant par sa douleur ?

Tout le monde connait l’expérience d’être sous l’eau, d’essayer de retenir sa respiration ; combien au début tout va bien et combien c’est facile à maitriser. Mais quand approche le moment où l’on doit respirer, on panique, on pense qu’on n’y arrivera pas, et puis on respire, on aspire l’air et l’hystérie se calme. Etre un vampire et avoir besoin de sang ressemble à ça. ٭


 

 
Les sources de cette frustration prennent naissance au cœur même de Bram Stoker, en créant son personnage, il en avouait plusieurs et donnait par-là libre court à diverses interprétations et hypothèses – la frustration sexuelle dans une société où l’amour hors du mariage était fortement réprouvé, la peur qui rôdait dans les rues malfamées de Londres suite aux meurtres de Jack l’Eventreur ou tout simplement, comme l’écrivain l’a révélé aux journalistes de ce temps-là, un cauchemar dû à une indigestion.

Le sujet sur la sexualité n’est pas la principale préoccupation de Coppola, même s’il a donné une forme très érotique à son film et n’hésite pas à le parsemer d’allusions sexuelles (le Kamasutra est à votre disposition). Une autre problématique majeure explorée également dans d’autres films par Coppola est celle du temps qui s’écoule inexorablement.

L’image est le seul moyen de contourner le temps, de passer dans des dimensions différentes où le temps n’existe pas, voyager dans le temps. Francis Coppola est le spécialiste en la matière, c’est un sculpteur d’ombres et de lumières, un fabriquant des apparences qui a toujours plaisir à se prendre au jeu de leurs propres illusions. Voilà pourquoi l’utilisation de trucages de l’époque de Méliès entretient un rapport tactile à l’art du cinéma, bien plus important pour l’auteur qu’un simple rapport virtuel avec une image numérique stérile.

Cinéma, cette science de faire vivre les morts est aussi immatérielle que le temps et n’existe que grâce à une toile blanche exsangue – un corps mort qui se ravive grâce à l’âme d’une image, une forme donnée à une illusion. Le vampire pour Coppola est une métaphore du cinéma. Dans le film, un vampire incarné par un loup blanc qui pénètre dans une salle de cinéma suscite la peur, ces cris d’étonnement et d’appréhension des spectateurs nous renvoient à la toute première projection du cinématographe des Frères Lumières, et aux images du train entrant en gare de la Ciotat.

 

 

 

L’amour qui assure l’éternité, est un autre sujet important du film et représente la seule distorsion par rapport au livre de Bram Stoker. C’est aussi une illusion crée par notre envie d’y croire, car on a cette idée d’amour impérissable. L’amour n’existe pas en lui-même, mais quand on y croit ,on s’approche de l’infini. Le pêché est une incitation, la consommation de l’acte relève de la bestialité, d’un besoin physique, quelque chose qu’il ne faut pas voir. Quand Dracula (Gary Oldman) arrive en Angleterre, affamé, il se précipite sous l’apparence d’un loup sur sa victime, Lucy, il murmure à son amoureuse Mina (Winona Ryder), qui voit la scène : « Don’t see me » (angl. « Ne me voit pas »). C’est pour cette raison qu’on ne voit pas l’accouplement de Mina et de son prince des Carpates. Il lui propose de boire son sang, qui est la vie, son âme. C’est en cela que leur amour transcende le temps.

La transcendance du temps se révèle par l’affranchissement du corps. Dracula est mort mais utilise différents corps pour exister : il peut être un brouillard, des rats, un loup, une chauve-souris, il peut être jeune ou très vieux. Le corps unique auquel nous attachons tant d’importance impose ses limites, les limites du pêché.

Dans une séquence de rencontre entre Mina et Dracula, apparait le mot "SIN" (angl. « pêché ») de l’"ABSINTHE" l’inscription qu’on voit déformé par le liquide versé dans un verre apparait clairement comme une indication sur l’axe autour duquel virevolte le roman. L’absinthe, interdite à l’époque, est l’aphrodisiaque de l’âme, dit Dracula à sa bien-aimée. Tout le roman de Bram Stoker est marqué par l’expression de la sexualité, des désirs refoulés et de la culpabilité liée au concept du pêché. L’état d’ivresse nous fait perdre la conscience de notre corps.

Mina, qui porte des vêtements très fermés, sans montrer la moindre parcelle de peau – les règles de moralité qu’elle s’était infligée – se trouve petit à petit libérée de ces contraintes grâce à cette idée de fusion amoureuse des âmes. Le baiser passionnel entre Lucy et Mina est le témoignage de cet amour. Allusion à peine voilée au lesbianisme, fortement condamné par la société victorienne.

 

 

 


Dracula par son refus des normes imposées par la société nous oblige à voir autrement, à ouvrir les yeux et à aller vers des contrées inimaginables, à découvrir la sensation de l’éternité. Un souvenir, une ombre, un reflet n’existe que l’espace d’un instant, comme une image au cinéma. Pour assurer son éternité, il faut laisser une empreinte dans le temps – la pellicule, en est le support qui contient potentiellement ce pouvoir.

Laisser des traces, comme le vampire marque le cou de ses victimes. Etendre son pourvoir en contaminant les gens par le vampirisme assure autant la pérennité. On connaiî tout le pouvoir de l’image, la force du cinéma de propagande. Coppola met ici tous ses efforts pour contaminer son spectateur par la passion qu’il a pour le cinéma. Celui qui est malade par le cinéma n’en guérit jamais.

Le bouillonnement des idées dans le film, le montage nerveux et mouvementé avec l’utilisation de différents procédés (pixellisation, surimpression, matte painting, transparence, fondus enchaînés) dévoilent l’aspect fiévreux de la création de Coppola, la passion pour le cinéma comme art majeur. La combinaison de l’image et de la musique de Wojciech Kilar nous emporte comme une tempête. Le film a été entièrement tourné en studio et certains décors évoquent l’intérieur organique rose rougeâtre d’un utérus. La date de naissance du cinéma coïncide avec la date de parution du roman de Bram Stoker. D’ailleurs la séquence de la première rencontre entre Mina et Dracula a été filmée avec une caméra Pathé du début de XXe siècle.

La somptuosité des costumes d’Eiko Ishioka a aidé à retranscrire le concept de sensualité du film, soit par l’aspect fluide des matières luxurieuses et érotiques, soit en accentuant l’aspect rigide et artificiel, le tout avec une infinité de détails aussi fin que la chrysalide d’un papillon en train d’éclore. C’est un déluge de formes, de matières et de couleurs. L’image est comme une tapisserie pour tisser un rêve, le rêve du cinéma.

Francis Ford Coppola est un technicien inventif, un illusionniste et magicien qui met en œuvre toutes les possibilités du langage cinématographique pour réaliser ses idées. C’est un cinéaste et un créateur à part entière, sa générosité n’a pas de limites et permet d’atteindre le rêve de chaque créateur – frôler l’éternité.

٭ F. F. Coppola, Journals 1989-1993, trad. I.K., in Projections 3, Faber and Faber, p. 10. 
 

Titre original : Dracula, the Untold story (Bram Stoker's Dracula)

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Durée : 128 mn


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