Dersou Ouzala

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Oeuvre de transition encensée pour son humanisme, « Dersou Ouzala » a pourtant dénoté d’une espèce d’aura négative eu égard à son mysticisme contemplatif amorçant un tournant de maturité vieillissante chez Kurosawa. Face aux nouveaux défis et enjeux écologiques planétaires, on peut désormais revoir cette ode panthéiste sous un jour nouveau.

Ce n’est que par son humilité envers la nature que l’humanité survivra..” (Akira Kurosawa)

Akira Kurosawa comparait volontiers la réalisation de son ode panthéiste à une opération militaire d’envergure. De fait, le caractère épique du film ne se traduit pas, cette fois, dans des faits d’armes de guerriers samouraï mais dans l’âpre bataille quotidienne que livre l’homme face aux éléments naturels des deux côtés de la caméra. L’homme et la nature vierge font corps au point de se confronter tandis que l’hostilité de cette dernière le révèle à lui-même.

Dersou Ouzala (Maxime Munzuk), héros positif et chasseur animiste, opère cette étroite symbiose par sa perception pénétrante des arcanes de la taïga. Le téléobjectif de l’écran large 70mm avec lequel Kurosawa s’est déjà distingué dans les sept samouraïs rend compte de la densité de cette forêt sibérienne, filmée la plupart du temps en plan large, dès l’instant où la colonne des cosaques en exploration la foule de leurs pieds pour la première fois ; ralentis qu’ils sont par une marche accidentée dans un espace-piège.

 

 

Une épopée humaniste et non guerrière

Lorsqu’il entreprend de s’atteler à ce projet qu’il caressait déjà 30 ans en arrière, Kurosawa est un revenant. Il a déjà tenté de mettre fin à ses jours en 1971, dans un geste de désespérance, des suites de l’échec cuisant de Dodeskaden et du camouflet infligé à sa dignité de réalisateur qui se considère avant tout comme un “bushi” (guerrier).

Dans ce temps forcé de latence créatrice, sa pensée est obnubilée par ce thème de l’aliénation de la nature qui résulte inéluctablement des avancées technologiques.

Quelque peu désavoué par les pontes affairistes de l’industrie cinématographique nippone, le tenno a dans l’idée que, s’il veut continuer à faire des films, il lui faudra se consacrer exclusivement à ce qui constitue son ADN et sa marque de fabrique: le film épique à grand spectacle. Ici, l’épopée est humaniste et non guerrière.

Sur la base d’un esprit de conciliation, la Mosfilm russe se met sur les rangs pour financer majoritairement le prochain opus kurosawien. Crédité d’un budget honorable sans plus de 4 millions de dollars, Akira Kurosawa sait qu’il revient de loin. Il lui faut à nouveau faire la preuve que ses films sont “bankable” aux yeux de l’industrie cinématographique de son pays. Ce faisant, il doit se recentrer sur les basiques de son cinéma. C’est alors qu’ il entreprend de partir sur les traces des expéditions menées par l’explorateur-topographe cosaque Vladimir Arseniev (Yuri Solomin) à la solde du tsar Nicolas II.

Ses pérégrinations sibériennes le conduisent, lui et son équipe de tournage, aux confins des immensités de la taïga, poumon vert de conifères, et de la toundra, steppe herbeuse, aride et inculte, entre 2° et moins 40°, dans la région d’Oussouri. Les conditions extrêmes de tournage sont la composante récurrente des films de Kurosawa qui excelle à les rendre tangibles par une caméra transplantée in media res; en exploitant ainsi les ressources cinématiques. Ainsi de la taïga dont il dévoile les reflets irisés dans toute leur densité et d’où un tigre peut surgir inopinément, porteur de toute les maléfices si l’on vient à s’en prendre à lui.

 

 

La mystique de l’homme primitif qui “humanise” la nature

Le thème de la dévotion d’un homme instinctif à la nature avec laquelle il se révèle être en totale harmonie est un concept très japonais qui rejoint la mystique du monde de l’Est dans une parfaite convergence.

Russe asiatique de type mongol, Dersou Ouzala compose un personnage singulier, d’une parfaite magnanimité et équanimité, qui vit en autarcie dans la forêt. L’homme et cette nature vierge dans son  immensité ne font qu’un. Chasseur émérite de zibelines, il est d’abord un pisteur hors pair, sorte de Davy Crockett russe du vivier forestier de la taïga dont il préserve farouchement la faune et la flore tandis que son anthropomorphisme humanise la nature vierge que le chasseur divinise et invoque en s’adressant directement à elle à la troisième personne du singulier.

Même si ce sont Arseniev et ses hommes qui viennent défricher ce territoire en friche au nom de la civilisation en marche, c’est encore Dersou et ses méthodes primitives qui sont aliénées du point de vue du spectateur. L’ingéniosité et la sagacité du trappeur déjouent l’espace-piège de la forêt avec la même célérité que l’escouade de samouraïs met à défendre les villageois des razzias des bandits dans les 7 samouraïs.

 

 

L’expérience intime du chamane

Vestige d’une civilisation pré-industrielle, Dersou doit sans cesse prouver sa valeur intrinsèque tandis que l’intelligence d’Arseniev n’est jamais remise en question de par son statut. Et pourtant, l’expérience intime du chamane accomplit des miracles cependant que la civilisation industrielle gagne du terrain comme l’indique l’empreinte de déforestation et du chemin de fer entre 1902 et 1910 , dates entre lesquelles se déroulent les expéditions de l’explorateur Arseniev et l’action du film.

Aux yeux d’Arseniev, Dersou, avec lequel il se lie d’une amitié virile indéfectible, représente la survivance d’un passé dépositaire d’un savoir oral non reproductible. Il est un archaïsme vivant. L’aborigène impose une relation de maître à disciple à Arseniev tant sa connaissance du terrain est clairvoyante. Il en vient à sauver la vie du gradé en improvisant une yourte de fortune avec des branchages tandis que le blizzard est au plus fort qui les cerne de toutes parts. Dans cette scène spectaculaire qui culmine avec la tempête de neige, Kurosawa se souvient en filigrane de Nanouk, l’eskimau de Robert Flaherty.

Ce qui sous-tend leur relation de manière unique est la confrontation entre cette connaissance instinctive et quasi empirique et l’esprit cartésien de l’explorateur. La greffe entre ce dernier et la nature vierge opère tandis que la civilisation industrielle naissante rejette le pisteur qui n’envisage qu’une nature primitive se laissant domestiquer sans la notion de profit qu’un être dit civilisé prétend en retirer en retour. L’homme primitif n’est pas arriéré ni attardé pour autant et Dersou Ouzala incarne cette sagesse innée forgée par l’expérience qui fait qu’il accepte sans rechigner le fait de se faire voler le produit de son commerce des peaux de zibelines qu’il a chassées.

Il flotte autour de ce film une aura de nostalgie indéchiffrable aux accents élégiaques. Le défrichage et la déforestation dues à l’emprise tentaculaire de la civilisation industrielle sur la nature vierge ne permet plus à Arseniev de pouvoir se recueillir sur la tombe de fortune de son vieux compagnon qu’il désespère de trouver comme si désormais la nature envahissante avait absorbé jusque dans ses entrailles son plus fidèle défenseur.

NDLR : L’auteur consacre 130 pages de son ouvrage : Le bonsaï qui cache la forêt aux Éditions Jacques Flament à l’œuvre d’Akira Kurosawa.

Dersou Ouzala ressort sur les écrans dans une nouvelle version restaurée 2K grâce à l’entremise du distributeur Splendor films.

Titre original : Dersu Uzala

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Durée : 142 mn


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