Bien avant le
JFK star d’Oliver Stone (qui ne date que de 1991), les Américains s’étaient déjà penchés sur la mort du président Kennedy. Cette mort événement, cette mort en direct advenue le 22 novembre 1963 avait tout d’un traumatisme pour les Etats-Unis : la plus haute figure du pays abattue comme un chien en pleine rue, en plein jour, aux yeux de tous. La rapidité des autorités à mettre la main sur un coupable (Lee Harvey Oswald), son assassinat tout aussi prompt, de même que certaines incohérences et zones d’ombres du rapport de la Commission Warren sur le meurtre du président auraient pu attirer l’attention et les soupçons à l’époque. Paradoxalement, hormis pour quelques cas isolés, cela n’a pas vraiment été le cas. Cela explique peut-être le faible écho de
Complot à Dallas à sa sortie en 1973. Malgré quelques bonnes critiques, le film n’a pas le retentissement escompté.
Complot à Dallas ne sera redécouvert que bien plus tard, grâce au
JFK de Stone notamment. Pourtant, sans être un grand chef-d’œuvre, il reste à bien des égards un film marquant pour le cinéma américain, le tout premier à mettre en avant la théorie du complot dans l’assassinat de Kennedy, alors que la thèse du tireur isolé est largement admise. Il fait aussi partie des premiers exemples dans les années 1970 de film venant mettre en doute la parole officielle, celle des plus hautes autorités américaines, à une époque où celles-ci sont éclaboussées et décrédibilisées de toutes parts (embourbement au Vietnam, nombreux scandales, dont celui du Watergate…).
C’est l’acteur Donald Sutherland qui s’intéresse le premier au livre-enquête Rush to Judgment, dont il tire un scénario dès 1971 avec l’auteur, Mark Lane, et Donald Freed. En l’absence de financement, Sutherland cède alors les droits à Edward Lewis, qui s’entoure de Dan Bessie et Gary Horowitz, et confie la réécriture du scénario à Dalton Trumbo (Vacances romaines, Spartacus…). (1) La présence brève de Sutherland durant les prémisses de Complot à Dallas n’est pas un hasard. L’acteur s’essaye à la production à l’époque, il investit d’ailleurs dans Klute d’Alan J. Pakula, qui lui-même interrogea les failles du système américain dans ses films suivants (A cause d’un assassinat, Les Hommes du président). Sutherland apparaîtra même dans le JFK de Stone.
Il y a à l’origine de Complot à Dallas une volonté d’offrir aux Américains un autre regard sur l’attentat, de montrer que la vérité si vite admise n’est pas univoque. Le fondement même du film repose sur cet axe, largement politique : il doit convaincre son auditoire. Chacun des participants, à commencer par Dalton Trumbo, a dû ainsi être conquis et convaincu par la thèse de Rush to Judgment pour accepter de participer au film. Un bref documentaire d’époque (2) montre ainsi les réticences premières de Dalton Trumbo et des acteurs (Burt Lancaster, Robert Ryan dont c’est l’un des ultimes films avec The Iceman Cometh de John Franenheimer…) lorsqu’on leur a présenté le projet. Touchant un sujet éminemment sensible, le film s’est monté avec un très petit budget (3), largement dépendant de la conviction de ses participants qui acceptèrent de tourner pour un cachet modique, et sans les autorisations légales de tournage sur la voie publique. Les scènes de l’attentat ont été ainsi tournées en semi clandestinité sur les lieux du crime, à Dallas. Le tournage aurait même été infiltré par des agents de la CIA. Si la thèse avancée par le film est plus que minoritaire, elle n’en paraît pas moins subversive pour l’époque. Chacun des participants s’est vu ainsi recommandé de ne pas faire ce film sous peine de foutre sa carrière en l’air.
« Nous pourrons dire que cette mort est notre œuvre. »
Logiquement, Complot à Dallas s’ouvre par des précautions d’usage : « ce film est inspiré de faits réels, mais ne saurait exprimer…» Précautions sans doute nécessaires, mais largement contredites par la volonté même qui fonde le film et son positionnement assez peu équivoque face à son sujet. (4) Passé un long intertitre expliquant que dans une séquence datée de 1970, mais jamais diffusée à la tv, l’ancien président Lyndon Johnson faisait état des possibilités d’un complot et donc d’erreurs du rapport Warren, le film montre point par point la construction du plan d’attaque et en égrène les causes.
Il alterne deux régimes et trois types d’images. Il y a d’abord les commanditaires de l’attentat (opposants politiques, directeurs d’agence, riches industriels), qui viennent exposer les faits, grandes décisions et directives relatives au plan. A l’opposé de ces scènes d’intérieur souvent confinées nous sont données des scènes d’ « action » : celles de la préparation et de la répétition de l’attentat dans le désert par deux équipes de tireurs remerciés de la CIA après le désastre de la Baie des cochons. Si elles sont évidemment fictionnelles, l’importance et la précision de ces séquences voudraient ainsi attester de leur réalité probable. Les images jumelles (5) de Lee Harvey Oswald, bouc émissaire et victime involontaire, et celles de l’homme employé pour attiser les soupçons sur lui ajoutent au vérisme que souhaite développer le film. Toutes ces images potentiellement véridiques ne sont que fiction. Elles sont ce qui aurait pu se passer ou ce qui s’est peut-être, éventuellement, sans doute… passé. Elles rencontrent fréquemment les archives de 1963 : apparition tv et discours de Kennedy mettent en avant les points de dissension entre le président et ses opposants, illustrent donc les causes possibles de l’attentat et côtoient les images archi célèbres du drame lui-même. Les deux régimes d’images se distinguent immédiatement par une opposition constitutive : la couleur pour les images nouvelles et le noir et blanc pour les archives.
Plus encore que dans la reconstitution et surtout la mise en place de l’attentat – le « comment » –, là où Complot à Dallas se révèle le plus intéressant, c’est dans la mise en avant des causes du meurtre – le « pourquoi ». Ces raisons émergent justement de la rencontre entre les archives et les nouvelles images. Si elles occupent souvent l’intégralité de l’écran, les archives ne sont pour autant pas réellement des images du film, mais proviennent de l’intérieur même du film. Il s’agit toujours d’images déjà médiatisées, venant du petit écran. Ces images, déjà anciennes en 1973, sont contemporaines des personnages du film. Ceux-ci les découvrent en direct à la télévision. Elles attisent leur rancœur envers la politique présidentielle : ouverture vers les minorités, nucléaire, promesse de désengagement au Vietnam sont autant de sujets d’opposition. Mais au-delà, c’est bien à un éventuel règne kennedien qu’il faut s’opposer (les ombres de Bobby et Teddy planent) dans une lutte pour le maintien de ses privilèges de classe et l’hégémonie américaine sur le monde. Plus qu’un simple homme, ce sont les potentiels changements sociaux qu’il incarne qui sont à abattre.
Subtilement, le film mène à une inversion des régimes d’image. Archives et images nouvelles vont permuter à partir du pivot qu’est l’attentat. Véritable climax, celui-ci est mi montré, mi représenté dans un maelstrom tourbillonnant d’archives et d’images nouvelles. Les images cent fois vues de Kennedy atteint par les balles se mêlent dans un montage serré à des plans fictionnels pris depuis la lunette des fusils des tueurs. Passé le drame, il n’y a quasiment plus besoin de créer des images, elles existent déjà. De parfait inconnu, Lee Harvey Oswald devient une vraie star. Si son arrestation tient encore du régime fictionnel, son meurtre est directement repris d’images d’archives. Complot à Dallas montre un passage très intéressant de Kennedy à Oswald. Jusqu’à sa mort, c’est le vrai Kennedy qu’on voit à l’écran : sa vraie voix, ses vraies paroles. Il n’y a qu’au moment de son meurtre qu’il devient une image, une fiction : le Kennedy que l’on observe en couleur depuis le point de vue des tueurs est évidemment un acteur qui incarne le président pour quelques secondes. Total inconnu et pure fiction, Oswald gagne après l’attentat une brève mais intense existence médiatique. Dans le film, l’acteur qui l’incarne, James MacColl, disparaît au profit du vrai Oswald. De la couleur, Oswald passe au noir et blanc. L’accès au réel dans Complot à Dallas se fait donc par une remontée temporelle et les images de fiction deviennent reliantes. Le dévoilement de la vérité, sa monstration (6) se fait par le passage du présent au passé, de la couleur au noir et blanc, de la fiction à la réalité. Le film apparaît tel un texte à trou dont il faut compléter les parties manquantes pour en retrouver le sens.
Le mobile sans les preuves
Si les ajouts fictionnels sont immédiatement identifiables (par la couleur) (7), la position du film ne va pas sans poser de problèmes. En tant qu’énonciation d’un contre-argument, Complot à Dallas est parfaitement légitime. Mais malheureusement, l’argumentation est singulièrement absente du film. Il expose des situations, mais ne cherche pas à les justifier. Il est peut-être juste, mais reste au final aussi partial que le rapport Warren. Ce qui manque au film, c’est un recul critique : la posture de l’enquêteur plutôt que celle du témoin qu’il veut à tout prix adopter, mais que, par définition, il ne peut être, comme le montre la cohabitation des régimes d’images différents. Il manque des pièces au puzzle, mais ce n’est pas en les dessinant soi-même qu’on pourra le qualifier d’achevé. Avec une telle position, le film s’expose à une critique féroce de même qu’à un dénigrement en partie légitime. Là où Rush to Judgment avait pu convaincre ses lecteurs des errements du rapport Warren (notamment par la démonstration de l’évidence des deux angles de tir différents, tuant dans l’œuf la théorie du tireur isolé), Complot à Dallas ne veut que persuader par des images puissances, mais en occultant les preuves. Le film n’est qu’une réponse : « voilà ce qu’il s’est réellement passé ». A celle-ci, on peut légitimement rétorquer : « prouvez-le ».
Trop partiel, imprécis, parfois même faux (8), Complot à Dallas n’en reste pas moins une proposition forte et courageuse. On lui a souvent reproché un jeu très approximatif des acteurs, une mollesse générale due à ses longues scènes de discussion. En effet, le réalisateur David Miller n’est pas un maestro. Il n’a pas l’envergure baroque d’un Oliver Stone et n’a, de plus, sans doute qu’une marge de manœuvre limitée tant le cahier des charges vocationnel du scénario s’impose. Il offre pourtant à Complot à Dallas une structure plus fine qu’il n’y paraît et quelques scènes plutôt originales.
Avec le recul, Complot à Dallas apparaît surtout comme un ancêtre d’une pratique devenue monnaie courante aujourd’hui. L’intégration d’images d’archives au sein du récit, plutôt que leur reconstitution, fait l’intérêt et le succès de bon nombre de films : de Good night and good luck de George Clooney (2005), dans lequel les images réelles du sénateur McCarthy font de lui un personnage principal à L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu (Andrei Ujica, 2011) uniquement composé de films d’époque sur le dictateur roumain (9). Complot à Dallas n’est évidemment pas le premier exemple du recours aux images d’archives, mais il en radicalise l’utilisation comme rarement auparavant. Dans tous les cas, ces images viennent – ou veulent – attester de la réalité d’un propos développé par le film – quand cette réalité n’en est pas directement le propos (Double Take, Johan Grimonprez, 2010). A une époque où l’on se met à douter et remettre en question le propos des instances dirigeantes, Complot à Dallas – aussi partial et problématique soit-il – pouvait apparaître comme un nécessaire renversement de position. Les images sont là, utilisons-les pour en faire ressortir les possibles, semble dire le film. Bien sûr, à condition de ne pas reprendre les méthodes de falsification de ce/ceux qu’on veut dénoncer.
(1) Comme souvent aux Etats-Unis, l’idée du film provient du producteur qui la soumet à un scénariste. Le choix du réalisateur à même de mettre en image leur vision n’intervient qu’en dernière instance.
(2) November 22, 1963 : In search of an answer est visible sur l’édition française du DVD (Warner, 2007).
(3) Le budget était inférieur à un million de dollar, dérisoire pour ce type de film.
(4) Plus récemment, le regretté Claude Chabrol jouait de cet effet d’annonce mais sur un mode très ouvertement ironique dans l’ouverture du jubilatoire Ivresse du pouvoir (2006) inspiré de l’affaire Elf.
(5) Et d’ailleurs largement confuses pour qui ne connaît pas bien l’affaire, même si les explications finales limitent la place laissée au doute.
(6) Nous verrons qu’on ne peut réellement parler de démonstration.
(7) On peut d’ailleurs faire le lien avec les théories de restauration en peinture et sculpture qui préconisent une intervention visible du restaurateur. Si l’œuvre est partielle ou largement endommagée, la restauration doit assurer la lecture globale de l’œuvre tout en restant repérable comme n’étant pas un élément d’origine. Ce à quoi s’emploie tout à fait Complot à Dallas. A ce titre, il est très intéressant de noter que le sculpteur Xavier Veilhan a récemment travaillé à la reconstitution des deux tableaux manquants du film L’Affaire Dreyfus de Georges Méliès (1899). Si bien sûr il ne prétend nullement à la position du restaurateur – il s’agit là de création pure – sa problématique d’approche reste la même : permettre la lisibilité de l’ensemble, mais sans que les parties neuves se fondent dans un illusionnisme non déontologique.
(8) L’étude citée en fin de film concernant la disparition progressive des témoins des deux meurtres, si elle met en avant des éléments troublants, s’est révélée fausse dans son approche méthodologique.
(9) Ainsi le récent et peu intéressant La Conquête (2011) de Xavier Durringer peut apparaître, par son ambition de reconstitution mimétique lourdingue de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy – comme purement anachronique.
Articles recommandés