Coffret DVD Sergueï Paradjanov

Article écrit par

Pour Paradjanov comme pour Éluard, << la terre est bleue comme une orange >>.

« « Pourquoi tu ne te maries pas ? », demande le vent à la montagne noire. Celle-ci lui répond : « Parce que le pré vert ne m’épousera jamais » » (Les Chevaux de feu, 1964)
 
Des chevaux rouges sang s’échappent de la dépouille paternelle, attendant de ramener aux Enfers leurs futurs cavaliers, Marichka et Ivan. Jeune couple éperduement amoureux en dépit de la haine qui anime leurs familles, ces proies faciles scelleront la vengeance des fantômes voraces de toute une lignée d’Atrides orthodoxes. Un arbre abattu sur le corps de son frère, un clou enfoncé dans le cercueil de son père, marqueront à jamais la figure de l’enfant : Ivan doit mourir. Paradjanov nous imprime les stigmates de son martyre sublime dans la rétine.
 
 

 

 
À l’image des deux amants de L’Atalante (Jean Vigo, 1934), la même étoile brille pour Marichka et Ivan qui, brûlant d’un amour fusionnel et télépathique, se cherchent dans le miroir de l’eau. La terre ne tourne que pour et autour de leur attraction solaire matérialisée par une séquence tournoyante d’ivresse bucolique, un vertige que Terrence Malick réinterprétera de manière similaire dans Le Nouveau Monde (2005). Mystique foisonnante, plans gigognes frontaux, fondus au rouge et musique tzigane, Les Chevaux de feu révélèrent à tout l’Occident l’ardeur échevelée de Sergueï Paradjanov, réalisateur arméno-géorgien dont l’esthétique syncrétique trahit les origines.

Orné de fruits et de tapis, le film suivant, Sayat Nova (1969), se concentre sur la vie du ménestrel arménien du même nom, entré à la cour du roi pour tragiquement s’éprendre de sa sœur, la princesse Anna, ce qui lui valu d’être expulsé du royaume. Devenu moine, le poète ne cessa de chanter son amour transi. Raidis telles des miniatures persanes, les plans muent en tableaux, un parti pris qui rapproche encore les images quasi-expressionnistes de Paradjanov aux compositions primitives théâtrales d’un Feuillade. Ces emprunts au cinéma muet, Paradjanov les fait toutefois macérer dans la teinture, habillant de nuances ses faciès aux yeux profonds et aux contours dessinés. À la fixité du cadre répond la versatilité des couleurs versées sur les objets, les hommes ou les poulets, lavés puis essorés.

 

 

Une coquille d’escargot déposée sur le sein d’une femme, et la jeunesse de Sayat Nova ressemblera alors à une vision dalinienne. Quant aux murs de ses premiers émois, s’ils rappellent ceux d’une annonciation de Fra Angelico (1), sa vie entière évoque les couleurs d’une installation de Sarkis (2). À la vue d’une nappe s’imbibant doucement de jus de grenade, on pense en particulier à sa vidéo exposée au Louvre en 2007, Au commencement, l’œil de Munch, dans laquelle un pinceau trempé dans l’eau dessinait des volutes de pigments. Aussi bien peintre que réalisateur, Paradjanov transfigure le biopic devenu fresque, voire « nature morte vivante », à l’image de ses héros éthérés toujours suspendus entre deux rives. Même si Sayat Nova a essaimé jusqu’en Iran à travers le Gabbeh de Mohsen Makhmalbaf (1995), qui brodait sa fable amoureuse sur le motif d’un tapis nomade, les autorités soviétiques s’avérèrent néanmoins peu sensibles à la plastique du film, censuré pour des motifs obscurs, et surtout remonté par un pieux ouvrier du régime afin de le rendre plus « compréhensible ».

« Le juge Makachov a dit : « Vous méritez un an. Mais j’essaierai d’en obtenir cinq. Parce qu’en cinq ans, on vous détruira. » » (3)

En 1973, après son arrestation à Kiev, Paradjanov se retrouve officiellement incarcéré au camp de régime sévère de Goubnik pour « commerce illicite d’objets d’art, homosexualité et agression sur la personne d’un fils de dignitaire ». Officieusement, les autorités soviétiques lui reprochent la pluralité culturelle revendiquée de son œuvre pétrie de références ethniques et religieuses, un paysage chamarré à faire trembler d’envie le sacro-saint béton armé de la monolithique URSS, un risque que le pouvoir ne saurait tolérer. Condamné aux travaux forcés et enfermé pendant quatre ans avec des criminels, il dédit un requiem à Pasolini dont il apprend, traumatisé, l’assassinat brutal en 1975.

 

 
 
Sorti résolu du goulag, Paradjanov réalise La Légende de la forteresse de Souram (1984). Cette fois, ses tableaux plus fluides et chorégraphiés semblent s’inspirer des partitions gestuelles appliquées par Eisenstein aux acteurs du Cuirassé Potemkine (1925). Le symbole coercitif du cuirassé et le mythe communiste ont pourtant cédé à la forteresse de cette légende géorgienne, devenue l’espace fédérateur dans lequel un jeune homme accepte de s’emmurer vif afin d’assurer l’invulnérabilité de son peuple. Morbide et anxiogène, le traitement sonore du film, obsédant, résonne avec le passé récent du réalisateur dont la détention fait également écho à ce conte que Paradjanov n’a très certainement pas choisi au hasard. Au fil des séquences, de plus en plus prégnante, la course du temps inocule son venin, matérialisée par les mouvements pendulaires de la devineresse qui bat implacablement la mesure de cet éloge funèbre.

Paradjanov dédiera ainsi son dernier film l’épopée d’un poète errant tenu à s’enrichir en mille jours et mille nuits pour obtenir la main de sa dulcinée -, Achik Kerib, conte d’un poète amoureux (1988), au cinéaste Andreï Tarkovski, son ami, mentor et premier émule fraîchement disparu. En effet, si Paradjanov n’a jamais cessé de clamer l’ascendant de L’Enfance d’Ivan (1962) sur Les Chevaux de feu, Tarkovski admirait la liberté sans bornes du premier dont les emprisonnements successifs l’atteignirent personnellement, d’autant plus qu’il fut lui aussi contraint à l’exil par les autorités soviétiques, qu’on soupçonne insidieusement incarnées au sein même du récit par ce pacha adipeux entouré de servantes armées de kalashnikov. L’atterrissage d’une colombe sur une caméra esseulée, en réponse à l’envoi d’un baiser du poète par l’oiseau dans les premières séquences, devait célébrer l’amitié des deux cinéastes. Inconsolable, Paradjanov déclara vouloir mourir après ce film. C’est ce qu’il fit.
 
 

 
 


Paradjanov – Coffret 4 DVD édité par les Éditions Montparnasse – Disponible depuis le 2 avril 2013.

DVD 1 :
Les Chevaux de feu
(1964) + Complément : Eros et Thanatos (30 min), sur le langage cinématographique forgé par Paradjanov.

DVD 2 :
Sayat Nova
(La Couleur de la grenade, 1968) + Complément : Souvenirs de Sayat Nova (30 min), sur les déboires rencontrés par le film.

DVD 3 :
La Légende de la forteresse de Souram
(1984) + Compléments : Andreï et Sergueï (35 min), sur les affinités entre Tarkovski et Paradjanov ; Orpheus Descending (33 min), retour sur la vie du réalisateur.

DVD 4 :
Achik Kerib, conte d’un poète amoureux
(1988) + Complément : Moi, Sergueï Paradjanov (25 min), autobiographie en images du réalisateur.

(1) Artiste contemporain turc d’origine arménienne, ici.
(2) Moine et peintre italien (1400-1455), .
(3) Dans Andreï et Sergueï, documentaire en bonus du coffret.


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi