Coffret DVD de Kenji Mizoguchi : « La Cigogne en papier », « Oyuki la vierge » et « Les Coquelicots »

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À l’occasion de la sortie, le 19 Mars 2008, d’un coffret DVD de Kenji Mizoguchi chez Carlotta, revenons plus en détail sur les films : « La Cigogne en papier », « Oyuki la vierge » et « Les Coquelicots », tous réalisés en 1935.

L’occasion, rare, nous est donnée de découvrir trois films de Kenji Mizoguchi, tournés la même année, en 1935. Loin d’être de simples esquisses, ils assoient au contraire l’univers du cinéaste japonais à travers une esthétique déjà personnelle, au centre de laquelle brillent d’inoubliables figures de femmes.

Des trois films présentés dans le DVD, La Cigogne en papier est certainement le plus étonnant. Non parce qu’il jette les derniers feux de l’art du benshi, du nom de ces bonimenteurs qui, placés devant l’écran, interprétaient littéralement les intertitres des films muets – celui de Mizoguchi étant son dernier du genre -, mais parce que s’y dessine une modernité surprenante, tant dans l’art du récit que dans sa veine formelle. Il en est ainsi, dès la première séquence, de ce collage musical improbable tout autant qu’incongru. Alors qu’une forte pluie tombe, entraînant une coupure d’électricité, retentit en effet Une nuit sur le mont chauve de Moussorsky.

L’extrait caractéristique, revenant dans le film comme un leitmotiv, alterne avec une musique sirupeuse, présente dans bon nombre de films japonais. Mais ce tiraillement de sonorités si peu harmonieuses ne sert à Mizoguchi qu’à installer une atmosphère frappante, rendue par le trouble intérieur d’emblée perceptible chez le personnage de Sokichi, médecin dont l’allure et le port témoignent de la réussite sociale. Au milieu de l’agitation provoquée par la pluie et la panne d’électricité, il reste immobile parmi la foule. Son regard mélancolique se porte vers un point au loin – en fait le sanctuaire de Kanda – offrant à Mizoguchi l’occasion d’un flash-back d’une surprenante fluidité, car amené par un long travelling sur un sol jalonné de feuilles balayées par le vent. On plonge alors dans le passé du médecin, lorsqu’il rencontre Osen, une prostituée à la solde d’un souteneur malfaisant. Osen le sauve alors qu’il se trouve au bord du suicide et le prend sous sa coupe avec une unique obsession : l’aider à réussir ses études de médecine. Elle envisage cette aide comme une sorte de rachat de sa mauvaise condition. Mizoguchi revient à plusieurs reprises sur ce visage baigné de nostalgie avant de s’enfoncer à nouveau dans les brumes du souvenir ancien.

Un plan, relayé par la musique de Moussorsky, intrigue encore, au cœur de la pluie battante : une sorte de manoir sombre envahit le cadre. On croirait se trouver dans un film fantastique. De fait, le climat qui se profile indique à quel point l’univers de Mizoguchi, déjà, prend place. La réalité, pour douloureuse qu’elle soit, menace simplement de changer de plan. On risque à tout moment de plonger dans un univers fantasmatique où les repères, tant visuels que psychiques, cèdent. Cette bascule trouvera son apogée esthétique dans l’indépassable Les Contes de la lune vague après la pluie (1953). Les travellings et panoramiques, si fréquents dans les films des années quarante de Mizoguchi (Conte des chrysanthèmes tardifs, réalisé en 1939, en serait l’emblème), ne suffisent plus à cerner le réel en l’enveloppant de leurs mouvements de caméra savants. Les plans de réalité se confondent. Dès lors, tout peut advenir dans le champ – comme les fantômes-, par les surimpressions caractéristiques de cette confusion notamment. On se croirait chez leVampyr (1932) de Dreyer: « Dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ».

C’est sans doute le rôle de la caméra qui renforce la modernité du film. Il suffit de voir comment s’amorce le premier flash-back inaugurant la plongée de Sokichi dans les limbes de sa mémoire : la caméra part d’un côté aveugle de l’extérieur, opère un travelling vers la gauche, avant de saisir le médecin dans un mouvement brusque et l’amener littéralement à déclencher ses souvenirs. Mouvements de caméra et mouvements de pensée se confondent donc.

Le film fourmille de séquences où la caméra, dans des déplacements tressautants, semble s’ajuster avec un certain retard sur ceux des personnages, opérant des mouvements brusques pour les recadrer. Il en est ainsi de cette scène éloquente où le jeune Sokichi, sommé d’aller faire des achats pour des malfaiteurs venant tout juste de l’humilier, s’arrête devant un marchand pour s’acheter des sucreries. La caméra, partie d’un toit, enclenche une descente pour cerner dans un premier temps ce marchand, seul, avant que Sokichi n’apparaisse pour faire sa commande. La chose faite, celui-ci s’éloigne. La caméra reste un instant sur le marchand. Puis, c’est de nouveau un travelling latéral très heurté sur la gauche qui s’engage pour rejoindre Sokichi mangeant dans un coin en invoquant le pardon de sa grand-mère. La caméra s’éloigne une nouvelle fois, comme prise d’une autonomie qui l’amène à baguenauder vers un autre point. Sokichi, venant de la gauche, entre à nouveau dans le champ. C’est toute la force de ce cinéma, qui donne une impression de prise sur le vif, en dehors de toute détermination narrative. Une caméra qui documente la fiction, en quelque sorte, choisissant ses points d’accès à l’image.

La Cigogne en papier est un grand film d’ombre, à l’image de cet édifice fantomatique du début, mais où la lumière cherche à s’installer, comme pour livrer une lutte face aux ténèbres dans lesquels les personnages risquent de sombrer. À ce titre, on ne peut envisager ce film autrement qu’en noir et blanc. Les taches blanches (lampions, kimonos – de Sokichi, notamment -, ampoules, et cætea) y circulent abondamment, comme autant de lucioles égarées. Il y a jusqu’à cette cigogne en papier (blanc) qui donne son titre au film, que Osen, dans une belle séquence, dépose sur un rebord avant de souffler dessus. La cigogne s’envole alors dans la pièce, déclenchant un sourire ravi sur les lèvres de la jeune femme. Moment charnière où la légèreté de l’envol incarne l’espoir de voir les choses littéralement s’alléger pour Osen, juste après que des policiers sont venus arrêter les malfaiteurs qui la tenaient sous leur coupe. Elle peut alors formuler tous ses vœux de réussite à Sokichi.

C’est à partir de cette séquence que ce personnage féminin prend toute son épaisseur tragique. Incarnée par Isuzu Yamada, première muse de Mizoguchi, Osen préfigure la combativité que l’on va retrouver dans les chefs-d’œuvre ultérieurs de Mizoguchi. La cruauté présentée à foison dans La Vie d’O’haru, femme galante (1952) est ici déplacée vers Sokichi. C’est essentiellement lui qui subit les brimades et violences physiques des malfaiteurs. Osen est certes battue dans une séquence par son souteneur, mais la violence reste hors-champ.

Le désir d’Osen de s’occuper de Sokichi est d’autant plus grand que c’est elle qui lui a demandé de l’accompagner. L’engagement qu’elle met à vouloir le sauver en finançant ses cours la rend extrêmement maternelle. Lors d’une séquence où un moine vient la remercier de l’avoir sauvé des malfaiteurs, elle est tout simplement identifiée à une sainte. Mais aider Sokichi, dans cet univers sombre, doit se payer au prix fort. Dans une autre scène, Osen voit décliner la lumière d’une bougie avant que la pièce ne plonge dans l’obscurité. Dans cette scène, Mizoguchi signifie la pauvreté de la jeune femme, à force de sacrifices envers Sokichi. Son seul salut – symbolisé par une porte qui s’ouvre et d’où surgit sa propriétaire – sera désormais de céder à des manœuvres délictueuses, en volant des clients. C’est à ce prix que Sokichi pourra accéder à des études. Dans l’une des scènes suivantes, celui-ci est assis dans une salle de classe, la caméra balayant l’espace en révélant, avec une insistance expressionniste, les nombreuses ampoules parsemant le plafond. À travers ce symbole, il réussira, cela ne fait aucun doute. L’excès de lumière pour lui, la pénombre et les fantômes pour elle, comme dans la séquence finale.

Dans Oyuki la vierge, les figures féminines s’installent plus que jamais, de même qu’on y retrouve Isuzu Yamada. L’intrigue, située en 1877, tourne autour d’une rébellion organisée par un clan de samouraïs contre l’armée japonaise. Deux prostituées, Oyuki et Okin, fuient les troubles dans une diligence, en compagnie de personnages d’horizon divers qui n’affichent pour elles que du mépris.

Mizoguchi, en amateur de la culture française, adapte ici Boule de suif (1880) de Guy de Maupassant. Mais nul besoin d’avoir lu le texte pour savoir que le cinéaste ne verse pas dans le réalisme naturaliste de l’écrivain français. La séquence de la diligence, où les jeunes femmes subissent les foudres des bien-pensants en raison de leur seule présence jugée inconvenante, lorgnerait presque du côté de La Chevauchée fantastique de John Ford.

Mizoguchi accorde à ses héroïnes une grande capacité à se révolter face aux injustices et, pour cela, il n’est pas besoin de recourir à des effets de styles aussi frappants que dans La Cigogne en papier. Au contraire. Il y a par exemple chez Oyuki une sorte de résignation virant au fatalisme qui l’amène, dans des moments de quasi absence, à proférer des mots dignes d’un auteur de haïku – Exemple : « Où et comment vivre, qui s’en soucie ». Cette dédramatisation est renforcée par une immobilisation de la diligence due à une roue cassée. Mizoguchi ne montre même pas l’accident mais, en une ellipse, les hommes attelés à la relever, sous les quolibets des femmes les traitant de faiblards. C’est à la faveur de cette inertie que les liens commencent à se tisser progressivement. Durant cette longue séquence, s’installe peu à peu un décalage assez comique entre les deux prostituées qui, ayant pensé à emmener de la nourriture, ont l’air totalement épanouies et le reste du groupe qui, sans provisions, se sent de plus en plus faible – au point qu’une jeune femme a un malaise. Cette impression de bonheur chez Oyuki et Osen, tranquillement installées sur un talus, est relayée par un cerisier placé près d’elle et dont les feuilles tombent, comme pour signifier l’harmonisation de leur rapport au temps qui passe. Mais cette tranquillité va être très sérieusement contrariée avec leur capture par des soldats.

Sur un plan esthétique, Les Coquelicots semble encore plus sage que Oyuki, la vierge. Mizoguchi a été, paraît-il, impitoyable pour ce film. On n’y retrouve certes pas sa science de la mise en scène – éclatante dans La Cigogne en papier – L’intrigue, adaptée du grand romancier Natsumé Soseki, explique sans doute cette retenue.

Un vieil homme essaie de marier sa fille Sayoko à son fils adoptif Ono, lequel prétexte de sa thèse à finir pour repousser cette union. Fugio, sœur de Kongo chez qui Ono est percepteur, jette son dévolu sur le jeune homme alors qu’elle est promise à un autre, Hajimé Munechika. Personnage au caractère fort, Fugio fait littéralement une déclaration d’amour à Ono – acte audacieux dans ce contexte – en lui présentant la montre qu’elle avait promise à Hajimé en gage de fiançailles. Elle trouve qu’elle lui irait très bien. D’abord séduit par son aplomb, Ono finit par louvoyer entre les deux femmes, sans arriver à se décider. C’est que, malgré sa réussite sociale, il garde un esprit faible, incapable de prendre un parti.

Ainsi, l’intrigue s’articule principalement autour des dialogues entre les personnages. Il y a toujours au moins deux personnes dans le plan à tenter de clarifier leurs émotions, leurs désirs. Même s’il faut mentir, tout doit être dit en face, dans des plans larges, sans aucune fuite possible. Pas de contorsion de caméra : les plans fixes dominent. Mizoguchi évite le hors champ, significatif de mystère. Cette recherche de clarté est perceptible dès la scène inaugurale où le père de Sayoko, d’une espièglerie souriante, s’applique à effacer sur un mur des graffitis – pourtant élogieux – sur sa fille. Tous parlent de sa beauté ou de demandes en mariage. Mais émanant d’inconnus, ils n’ont en quelque sorte pas voix au chapitre. Dans cette volonté de lisibilité, une scène surprend par ses plans maladroits au premier abord : après avoir annulé une rencontre avec Fugio pour rester avec Sayoko et son père, Ono finit par la croiser à l’occasion d’une promenade avec Sayoko. Leur gêne respective est marquée par une succession rapide de champs/contrechamps à la limite du faux raccord, très frappante par rapport à la sagesse générale des plans. Mizoguchi cherche à rendre compte de la perturbation intérieure de ses personnages – la succession brutale des plans restituant les battements de leurs cœurs – en sacrifiant l’unité de son style.

C’est en cela qu’il faudrait louer, à travers ces trois films, la recherche esthétique de Mizoguchi. Tous adaptés de romans, ils gardent chacun leur spécificité. Dans La Cigogne en papier, l’usage du flash-back est marqué par une exploration douloureuse de la mémoire. Cette technique, présente dans Les Coquelicots, n’a plus qu’une valeur informative, quand le père de Sayoko raconte la manière dont il a recueilli Ono, rendant son usage un peu maladroit. Mais d’un film à l’autre, en cette seule année 1935, Mizoguchi affiche sa volonté d’exploration des formes du cinéma.

Titre original : Gubijinsô

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Durée : 80 mn


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