Coffret Chantal Ackerman, les années 70, L´éclaireuse

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Avec ses premiers long-métrages, quelque 5 films tournés dans les années 70 et réunis aujourd’hui dans ce coffret, Chantal Ackerman pose les bases d’une œuvre fascinante et radicale, entre étude du quotidien et balades méditatives, journal intime et réflexion sur notre société. Une œuvre majeure pour la liberté de penser et de créer sa vie. […]

Avec ses premiers long-métrages, quelque 5 films tournés dans les années 70 et réunis aujourd’hui dans ce coffret, Chantal Ackerman pose les bases d’une œuvre fascinante et radicale, entre étude du quotidien et balades méditatives, journal intime et réflexion sur notre société. Une œuvre majeure pour la liberté de penser et de créer sa vie.

Ce qui est sans doute le plus marquant à la vision de ces cinq long-métrages, mais aussi des courts tels que Saute ma ville (1968) ou la Chambre (1973), soit la quasi intégrale de ses films avant 1980, c’est leur parfaite cohérence et les nombreux échos qu’ils produisent. Chantal Ackerman a décidé brusquement de faire du cinéma en voyant Pierrot le fou de Godard, dit-elle, mais les cinéastes qui la fascinent à la fin des années 60, alors qu’elle n’a pas 20 ans et part vivre à New York, ce sont plutôt les expérimentaux locaux, tels que Michael Snow ou Jonas Mekas, qui abordent des formes narratives bien moins classiques encore que la Nouvelle Vague. Les plans y durent bien plus longtemps, il n’a pas d’acteurs, la vie quotidienne de ces artistes nourrit leurs images. Ackerman la Belge va s’approprier ce nouveau langage, tout en le ramenant à son univers personnel, fait d’écriture, d’une langue riche et parfois crue, de sa voix, qu’elle apparaisse ou non dans le film, de sa fascination pour quelques actrices (Delphine Seyrig, Aurore Clément) et de ses espaces à elle : les rues, les hôtels et les intérieurs de son enfance.

D’Hôtel Monterey (1973) aux Rendez-vous d’Anna (1978), on assiste ainsi à l’éclosion d’une grande cinéaste, qui invente ses formes et les enrichit continuellement. Dans le premier, elle est encore très marquée par une approche expérimentale, puisqu’il s’agit d’une succession de longs plans silencieux, qui captent la vie de cet hôtel où les gens dans le besoin peuvent venir loger pour peu d’argent. Filmé en une seule nuit, la caméra posée dans un ascenseur, ou dans des couloirs qui s’éclairent parfois capte le rythme et la topographie de ce lieu qui semble parfois hanté. Depuis ce hall au larges dalles noires et blanches jusqu’à ces couloirs aux étrangement avancés, l’hôtel est bien le premier et unique personnage du film, qui prend le temps de sa « respiration », un temps du quotidien qui se répète indéfiniment. Si le dispositif peut rappeler les expériences Warholiennes de films en plans fixe et contemplatif, Ackerman choisit de multiplier les axes, en montant progressivement jusqu’au toit, où au petit matin, on peut découvrir New York.

A ce film de fantôme fascinant succède un film très incarné : Je, tu, il, elle (1974). Ackerman elle-même y interprète une jeune femme qui attend l’être aimé, et tourne en rond dans sa chambre, réalisant les 400 coups d’une âme en peine. Sur le mode du journal intime, lu en voix off par le doux timbre de la cinéaste, le film vire brusquement au road movie lorsqu’elle décide de faire du stop pour partir à sa rencontre. Elle tombe sur un camionneur avec lequel une relation de confiance finit par se nouer, alors qu’il lui raconte tout de sa vie et qu’elle lui octroie une masturbation. Si Ackerman ne joue pas dans tous ses films, sa présence ici souligne un aspect important de son cinéma : la performance. Depuis son premier court métrage, Saute ma ville, où elle fredonnait une mélodie accélérée, qui devient la bande son hystérique du film, en passant par ces longs plans séquence où la cinéaste dévore la moitié d’un paquet de sucre en poudre, jusqu’à son travail postérieur avec de grandes actrices, comme Delphine Seyrig – l’aristocrate transformée en femme au quotidien lugubre et aux gestes mécaniques – les corps de ses fictions sont poussés dans leurs retranchements, et jouent volontiers avec les codes et les limites du « représentable ».

Électron libre, Chantal Ackerman a souvent choqué les spectateurs à différentes époques, tant elle se joue des formes établies. Je, tu, il, elle, construit en trois temps, passe ainsi du film introspectif, circonscrit à un huis clos en chambre, à un style de faux documentaire, où l’on s’intéresse bien plus à l’histoire de ce routier taciturne qu’a celle de cette jeune femme, pour s’achever par les retrouvailles avec la personne aimée, une femme, et par une longue et magnifique scène d’amour, où les deux corps s’entremêlent passionnément. La cinéaste, en fille de la Nouvelle Vague, s’amuse, expérimente et invente sa mélodie filmique, où le journal intime tient souvent lieu de manifeste. Un engagement, que ce coffret DVD permet de resituer dans son contexte historique. Je, tu, il, elle, et surtout le magistral Jeanne Dielman sont ainsi les dépositaires d’un combat féministe et libertaire dont on retrouve certains des leitmotivs : son propre corps nu et libéré qu’elle filme longuement (Je, tu, il, elle) et l’aliénation de la femme dans une société machiste (Delphine Seyrig étant, ce n’est pas un hasard, une féministe convaincue).

Avec Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), la cinéaste signe un nouveau film « révolutionnaire », dans sa manière d’ausculter le réel à travers le quotidien blafard d’un personnage, suivi dans sa longueur (le film dure plus de 3h15). Une véritable expérience, où la durée, la composition des plans-séquences et le quasi huis clos en appartement marquent les frontières d’une vie coupée de tout désir, réduite à un ballet répétitif et glacial où Jeanne se perd peu à peu. Les motifs récurrents d’Ackerman s’affirment dans cette topographie unique du quotidien : l’appartement, en particulier la cuisine, dans son rôle « social » où s’enferment les femmes soumises (et qu’elle fait littéralement exploser dans son premier film, Saute ma ville) et la chambre comme lieu de la souffrance et du drame, que l’on retrouve dans Je, tu, il, elle et les Rendez-vous d’Anna.

Dans un passionnant bonus, des images prises par Sami Frey sur le tournage du film, les discutions entre Ackerman et Delphine Seyrig s’avèrent passionnantes : l’actrice tente d’ouvrir la cinéaste à quelques explications, quelques intentions pour nourrir son personnage, alors que la jeune Ackerman a déjà tout le film dans la tête, et peine à l’exprimer. D’une méticulosité extrême, on sent chez elle le désir de transpercer le voile d’un personnage terme, sans s’extraire de son rythme propre, lent et répétitif. Soucieuses du moindre détail, les deux femmes passent de longs moments, parfois hilarants, à répéter des scènes de cuisine, pour vérifier la crédibilité des gestes et même de la recette. Un travail de recherche qui donne à ces plans-séquences une authenticité et une justesse flagrantes. Portrait d’une névrose perçue dans les détails aliénants du « réel », Jeanne Dielman est aussi un moyen pour la cinéaste de revenir sur cette ville d’où elle vient, Bruxelles, et sur la fin d’une époque, les années 70, où tout était possible. On sent, avec ce film, que le réel a repris ses droits sur le rêve.

De l’intime au monde extérieur, du rêve à la réalité, il y a deux grandes tendances dans le cinéma de la Belge, qui oscille entre ces personnages de femmes qu’elle tente de comprendre au plus profond, et ces explorations, souvent documentaires, de milieux qui lui sont étrangers, comme New York dans News from Home (1977), et plus tard la frontière entre Etats-Unis et Mexique dans De l’autre côté. Là, le travelling devient la forme prédominante, remplaçant le plan fixe des films d’intérieur. C’est comme si, toujours pour percer les apparences des lieux, le mouvement semblait plus adéquat, là où pour un visage, le plan fixe demeure incontournable. Dans le mouvement doux du travelling, il y a peut-être aussi l’idée de partager le mouvement incessant de la ville, afin de le pénétrer de l’intérieur. Dans News from Home, la cinéaste filme sa nouvelle ville, New York, dans une série de plans et y juxtapose la lecture des lettres écrites par sa mère, pour lui donner des nouvelles. L’effet intime / milieu extérieur est des plus troublants, et la douce voix de la cinéaste berce ses images, leur donne cette profondeur intime et personnelle.

Les Rendez-vous d’Anna (1978) est un nouveau portrait de femme, une cinéaste qui parcourt le monde pour présenter son film. Autoportrait sous les traits fins d’Aurore Clément, Ackerman entremêle une fois de plus son appréhension tellement unique des espaces clos, des hôtels et des chambres, qui sont à la fois des pages blanches où tout peut arriver, et des endroits hantés, comme l’hôtel Monterey. Ce film, qui semble reprendre des scènes ou des idées à tous les précédents, montre à quel point l’œuvre de la cinéaste est toujours éminemment liée à l’intime et en perpétuelle mutation.

Titre original : Hotel Monterey

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Durée : 65 mn


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