Banni du territoire américain depuis plus de trente ans, Roman Polanski a dû prendre un malin plaisir à situer l’action de son Carnage à New York, plus exactement Brooklyn, nouveau quartier branché de Big Apple, sachant que ce sont en fait les studios de Bry-sur-Marne qui ont abrité l’appartement tenant lieu d’unique décor du film.
C’est donc dans un huis clos que le maître polonais nous entraîne une fois de plus, exercice dont il s’est fait d’une certaine manière une spécialité depuis, entre autres, Le Locataire (1976) et La Jeune Fille et la Mort (1994). Le réalisateur confie d’ailleurs à ce propos : « Depuis mon enfance j’ai toujours pris plus de plaisir à voir des films qui se déroulaient dans un seul décor que des films d’action ». S’inspirant cette fois d’une pièce à succès de Yasmina Reza (Le Dieu du Carnage), qui connut un grand succès à Paris, Londres et Broadway en 2006, Polanski a donc voulu préserver pour son film, malgré les contraintes, le principe des unités de temps et de lieu.
Le prestigieux casting de ce Carnage (Kate Winslet et Jodie Foster – rien que ça – accompagnent Christoph Waltz et John C.Relly) incarne deux couples de baby-boomers – disons dans la frange la plus jeune de ce segment de population – libéraux (Polanski l’a voulu ainsi). Entendez : urbains et aisés, pour ne pas dire bobos. Ces derniers se réunissent pour trouver une solution à la bagarre ayant opposé leurs garçons respectifs et coûté deux dents au fils de Penelope et de Michael (Foster et Reilly).
Nous assistons donc à la rencontre de deux ménages confinés dans un appartement. Au commencement, l’ambiance est policée. Un bavardage civil sans importance. Puis très vite l’atmosphère se dégrade. Rapidement, les masques tombent, le vernis social des personnalités se craquelle pour laisser place qui à l’hystérie, qui à la grossièreté et au cynisme. Cette empoignade tous azimuts trouvera son apogée dans la nausée de Nancy, gerbant à plein poumons sur la table basse – et les livres d’art – de ses hôtes. Ce sera l’apogée du film. D’une manière générale, cette nausée privée, ce grand déballage des névroses ne sont-ils pas d’ailleurs, via le regard de Polanski, une allégorie d’un malaise plus général, celui de la civilisation, pour paraphraser Freud ? Tout y passe, les dialogues ridiculisant le politiquement correct en la personne de Penelope, installée dans son conformisme et qui s’achète une bonne conscience en s’intéressant aux malheurs du Darfour, tout en pleurant à chaudes larmes sur ses livres du peintre Kokoschka souillés par le dégorgement de Nancy. Les armes de notre temps sont moins sanglantes que les glaives d’antan, mais beaucoup plus perverses. Le film est notamment le lieu d’une critique radicale du téléphone portable, qui abîmerait la relation la plus élémentaire rlation à l’autre. Ainsi Alan, répondant à son Blackberry constamment et sans le moindre égard pour la conversation, verra bientôt ce dernier plongé par sa femme dans l’eau du vase des tulipes. Mais quelque chose nous dit que cette mise à mort – salutaire pour un temps seulement – de la technologie destructrice du lien social n’est qu’une résolution en surface du conflit, lequel reste toujours contourné, échappant, par le truchement des artifices du jeu social, à une explication franche, saine et définitive.
Si Carnage est un morceau de bravoure, un exercice de style remarquable sur le plan technique, montrant un savoir-faire qui de toute façon n’est plus à démontrer, il faut bien dire qu’il déçoit sur le fond. On rit certes souvent, les acteurs jouant à merveille la dégradation de leur humeur, mais Polanski n’est pas un metteur en scène à qui sied la demi-mesure, le mi-tragique mi-comique. Son style est trop affirmé pour ces tergiversations.S’attendant jusqu’au bout à une confrontation sanglante et dramatique, le propos, sa radicalité sont altérés par le ton de comédie accompagnant parfois l’action. En l’état, Carnage manque de noirceur, de l’abîme s’ouvrant après le déchirement du voile des apparences. De violence ?.