Le combat d’une vie: faire front au totalitarisme rampant de la société italienne
A l’instar de nombre de ses condisciples, le parcours de Carlo Lizzani est prolixe. Son engagement en politique au parti communiste italien façonne sa vocation de réalisateur après qu’il ait abordé le versant théorique en étant critique et scénariste comme d’autres de ses contemporains tels Elio Petri et Alberto Lattuada pour ne nommer que ceux-là. Ses jalons professionnels s’enchaînent et se recoupent dans l’émulation effervescente d’un cinéma italien néo-réaliste en plein devenir. A la suite de son implication dans la résistance romaine en 1943, Lizzani signe coup sur coup le scénario d’Allemagne année zéro de Roberto Rossellini (1948) et celui de Riz amer de Giuseppe de Santis (1949), fleurons marquants d’un néo-réalisme triomphant.
Les années sombres du fascisme forgent tout en la confortant son appartenance politique au parti communiste italien où il partage avec Pietro Germi, Elio Petri ou encore Dino Risi et Mario Monicelli cette même foi enfiévrée en une internationale communiste foncièrement humaniste. Son cinéma psychologique dénote d’une âpreté caractérisée et d’une propension aux sujets sociétaux qui dénoncent, en corollaire, la manière insidieuse dont un totalitarisme rampant issu du fascisme du « canal historique » gangrène la société italienne. Intellectuel intègre et respecté, Carlo Lizzani choisit de se donner la mort le 5 octobre 2013 à 92 ans en se défenestrant comme Mario Monicelli trois ans auparavant.
Amours larvés, pauvreté, « squadrisme » fasciste et résilience dans les années 20
Adapté du roman de Vasco Pratolini, la chronique des pauvres amants se présente de butte en blanc comme une romance qui verserait volontiers dans un provincialisme de bon aloi si les coordonnées dramatiques de la montée du fascisme ne venaient s’interposer et ternir ce cadre d’apparence idyllique. Dans les années cinquante, le néo-réalisme italien se normalise en néo-réalisme « rose » car, alors, il n’est plus en synchronisation avec la guerre et l’immédiat après-guerre. Lizzani reconstitue minutieusement un tissu social du milieu des années 20 où survit une communauté chorale qui s’épanouit tant bien que mal, connaît des amours illicites et adultérins alors que, dans le même temps, l’hydre fasciste déploie ses tentacules.
Le cinéaste engagé circonscrit un quartier du centre de la cité toscane de Florence: la Via del Corno. Il se focalise sur le quotidien des allées et venues d’une frange populaire de la population des années 20. Ce faisant, il s’affranchit de la promiscuité topographique et , par là même, des limites spatio-temporelles en reconstituant en studio l’intégralité de la rue. Sa caméra mobile et fluide inventorie les angles les plus insolites . Et l’on ne peut s’empêcher de songer à Scène de rue (Street scene) 1931 de King Vidor qui reproduisait de la même façon en studio une rue populeuse de New York pendant la Grande Dépression et les résidents d’un immeuble amplifié par la caisse de résonance des commérages de quartier.
Crescendo tragique
Autour de ce concentré de civilisation situé en plein centre mythique et névralgique de Florence gravite une galerie de personnages attachants pour le noyau résistant à l’oppresseur fasciste : le maréchal-ferrant Maciste (Adolfo Corsini), l’ange tutélaire du quartier qui sera tragiquement fauché par l’escouade des chemises noires. Ugo (Marcello Mastroianni) en marchand des quatre saisons, coureur de jupons invétéré, que les évènements vont progressivement éveiller à une conscience politique. Alfredo (Giuliano Montaldo, futur réalisateur de Sacco et Vanzetti) et Milena (Antonella Lualdi), un couple d’épiciers pris dans les rets des miliciens fascistes qui refusent farouchement de céder à leurs exactions venant contrarier leur idylle amoureuse et obérer leur projet d’avenir. La « signora »(Wanda Capodaglio), usurière madrée et « bignole » impotente du principal immeuble de la Via del Corno faisant épier par sa bonne (Anna Maria Ferrero) les allées et venues des habitants qui lui ont emprunté peu ou prou de l’argent et sur lesquels elle a barre. Mario (Gabriele Tinti), jeune typographe et candide du récit en voix off tiraillé entre son amour sincère pour sa fiancée Bianca et un coup de foudre pour Milena qui doit faire face à un dilemme suite au tabassage d’Alfredo laissé pour mort par les « squadristes », bras armés du régime mussolinien. Les aspirations de ce microcosme hétérogène pour une existence paisible et salutaire sont étouffées dans l’oeuf par l’oppression fasciste qui couve et survient subrepticement. La présence des phalanges fascistes resserrent leur étau sur les riverains du quartier…
Lizzani démonte méthodiquement les méthodes mafieuses des fascistes qui rackettent les commerces; molestant et passant à tabac les opposants subversifs communistes à la loi de la terreur imposée par la figure charismatique du « Duce ». Il traduit en images la veulerie d’un provincialisme nationaliste où règne l’arbitraire, la violence rampante et la passivité en représailles. Sans hiatus, Lizzani reconstitue ce climat délétère de chape de plomb dans un crescendo tragique et l’on passe de bastonnades désordonnées à une traque implacable des escadres fascistes qui sillonnent la ville afin de débusquer les opposants subversifs. La virée nocturne en sidecar d’Ugo et Maciste pour avertir les antifascistes de la rétorsion contre eux constitue le climax du film.
La chronique des pauvres amants financé par un fonds collectif du parti communiste ne sortira en France que trois ans après avoir été couronné à Cannes.
- Merci au distributeur Les films du Camélia d’avoir permis d’utiliser leur matériel iconographique sur ce film qu’ils ont ressorti en 2021 dans un coffret de trois films phare de Carlo Lizzani.