Cabeza de Vaca est une rareté. Le film du mexicain Nicolas Echevarria aura mis vingt ans pour traverser l’Atlantique et atterrir chez nous. On peut comprendre ce qui a rebuté les distributeurs de l’époque (outre la question des droits). Qui, en France, a entendu parler de l’extraordinaire odyssée d’Alvar Nuñez, conquistador naufragé à son arrivée en Floride, réduit en esclavage avant de devenir chaman ? Le parallèle avec l’Odyssée d’Homère n’est pas fortuit : Ulysse hagard, Alvar Nuñez aura toujours en tête de retrouver « l’Espagne ». Cela lui prendra huit ans ; huit ans avant de recroiser la route des conquistadors, après avoir parcouru sept mille kilomètres à pied (signant au passage un exploit de la conquête de l’Amérique).
Mais contrairement au héros grec, Alvar Nuñez sortira à jamais changé de ce voyage. Le réalisateur Nicolas Echevarria aime le décrire ainsi : « Ni Européen, ni Indien » (voir l‘entretien). Il faut voir Cabeza de Vaca s’écorcher les pieds dans des paysages arides, luttant contre la morsure du froid : à mi-chemin entre l’homme de cro-magnon et un Christ qui se serait trompé de monde, il renoue avec une nature « primitive », sauvage autant que spirituelle, débarrassée des codes de la civilisation. Le travail de l’acteur Juan Diego, qui gagne en consistance au fur et à mesure du film, n’est pas étranger à la réussite de l’ensemble. Désorienté mais intérieurement habité, déstructurant sa langue natale, il joue la transformation d’Alvar Nuñez avec une certaine subtilité.
Midnight movie
Cabeza de Vaca est un voyage fantastique au sens littéral et figuré, pour peu que l’on accepte de se laisser embarquer. Car ce n’est pas un film facile. Lui-même connaisseur du monde Indien et des rites chamaniques, Nicolas Echevarria ne cède jamais au mythe du bon sauvage, pas plus qu’il ne prône une religion new-age. Aucun romantisme pop dans sa description des Indiens. Autodidacte rompu au documentaire, il signait avec ce film sa première fiction (bien que basée sur des faits réels). Et tire le meilleur parti des possibilités que lui offraient cette nouvelle approche. Inspirée par le Radeau de la méduse, la séquence d’ouverture est loin d’être un simple gadget : de nombreux plans tapent la rétine aussi sûrement qu’un tableau de peinture. Mais Echevarria ne renonce pas pour autant à son instinct de réalisateur de documentaire. Il filme à hauteur d’homme et étire les plans, comme pour inscrire définitivement son film dans le réel, loin du fatras onirique que commettra, des années plus tard, Jan Kounen avec son Blueberry.
Tout comme Alvar Nuñez est coincé sur une terre étrangère, Nicolas Echevarria n’offre aucune possibilité d’échappatoire. C’est toute l’intelligence d’un film qui a malheureusement de grandes chances de passer inaperçu. Dans les années 70, il aurait été sauvé par la grâce des Midnight movies, des projections tardives (minuit, donc) pour des films déviants, impossible à commercialiser autrement. John Waters et David Lynch y ont connu leurs premiers succès, The Rocky Horror Picture Show y a accédé au statut de culte. Réalisé en 1991, Cabeza de Vaca est fortement imprégné d’une époque où le langage cinématographique explosait des mains des Studios. Ce n’est sans doute pas un hasard si le film d’Echevarria fait souvent penser à un autre Sud-Américain : Alejandro Jodorowsky, père des Midnight movies avec El Topo.