Bright Star (2009)

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Présenté en compétition officielle à Cannes en 2009, « Bright Star » est aussi bien une ode impressionniste au romantisme qu´un portrait d´adolescente aux prises avec la passion.

En très gros plan, tout d’abord floue puis de plus en plus nette, une aiguille transperce un morceau de tissu, au son d’un violon qu’accompagne un chœur d’hommes. Assise à la fenêtre, qui laisse entrevoir un paysage hivernal, une femme coud. Fanny Brawne (Abbie Cornish), puisque c’est elle, ne sait pas encore qu’elle restera dans l’histoire de la littérature comme la dernière grande passion de John Keats (Ben Whishaw), figure emblématique du romantisme anglais. Cet épisode de la vie du poète britannique, découvert dans la biographie d’Andrew Motion, Keats (1997), a tout de suite fasciné Jane Campion. Émue par cette histoire d’amour « à la Roméo et Juliette » (1) faite de souffrances, de beauté et d’innocence, elle concentrera l’action de Bright Star sur ces trois années, de 1818 à 1821, qui sont à la fois les premières de leur relation et les dernières de la vie du poète. De leur rencontre à Hampstead où Keats et son ami Charles Armitage Brown logent à côté de la famille Brawne, jusqu’à la mort solitaire du poète, à vingt-trois ans, en Italie.
 
 

 

Portait de femme

Si le film parle bien évidemment de John Keats, il n’en est pas pour autant un biopic car le véritable protagoniste – hormis la nature et la lumière – est bel et bien Fanny à laquelle la narration même de Bright Star s’adapte, en reflétant sa réserve. Ce qui n’ira pas sans surprendre ceux qui connaissent ne serait-ce qu’un peu l’œuvre de Jane Campion, le film est un autre portrait de femme à accrocher dans la filmographie de la réalisatrice australienne, car c’est elle qui va se dévoiler, et se découvrir, au fur et à mesure du film.

Au début de Bright Star, la description que Fanny fait d’elle-même correspond à l’idée que la société de l’époque se fait des femmes, et de leur juste place. Elle est l’archétype de la femme à la fenêtre, ou de la femme à la lecture qu’affectionnent les peintres : celle qui attend, et ne voit du monde que ce que la vitre lui donne à voir. « Elle a dû se contenter d’une vie faite de petites choses » (2) dit ainsi Campion, qui s’est mise à apprendre la broderie au moment de l’écriture du scénario afin de comprendre la mentalité de l’époque. Les premiers mots qui sont adressés à la jeune fille la renvoient à sa coquetterie (« Toujours aussi coquette »), et donc à sa futilité quasi intrinsèque ; elle affirme en retour ne rien comprendre à la poésie mais apprécier les mots d’esprit et tout ce qui peut s’avérer distrayant. Fanny est somme toute une adolescente, un peu impertinente (elle n’hésite pas à dire au poète Brown que ses poèmes sont « comme une fumée qui [l’]irrite »), un peu fashion victim (ses robes rouge et jaune, ou rose, tranchent avec la sobriété ambiante), qui prend plaisir à se rendre aux bals pour danser avec de beaux officiers, se rapprochant ainsi de l’Elizabeth Bennet de Orgueil et préjugés (Jane Austen, 1813). La première mention de Fanny dans la correspondance de Keats n’est d’ailleurs pas très flatteuse : « Elle se conduit de manière épouvantable […] au point que je me suis obligé à la qualifier de pimbêche » (3) .

Si effectivement Fanny et John n’ont a priori rien en commun, à lui la profondeur et les livres et à elle la superficialité et les miroirs, leurs taquineries mutuelles se transformeront bientôt en sympathie réciproque. Lui s’exprime par le biais de la poésie, et elle grâce à la couture qu’elle maîtrise à la perfection ; il est de composition fragile, elle est plutôt robuste ; s’il l’éveille à Lord Byron, elle l’ancre dans la vie, cette vie qu’elle autorisera ensuite à rentrer jusque chez elle, dans cet espace domestique si austère et si sombre. Comme le souligne justement Peter Conrad, un journaliste anglais : « Les héroïnes de Campion sont des aventurières que la découverte d’elles-mêmes mettent en désaccord avec la réalité, et avec les conventions » (4). Jusque-là, Fanny acceptait sa condition, si tant est qu’elle en fût consciente ; à présent amoureuse presque malgré elle, elle se trouve confrontée à la souffrance d’une relation impossible, sinon condamnée à la fois par les conventions sociales et la maladie du poète. Et ce n’est alors plus l’agonie de Keats qui émeut le plus mais bien le quotidien étouffant vécu par une Fanny renvoyée à ses travaux de couture alors que s’était ouvertes devant elle les portes d’un autre monde, bien plus excitant, où une plus grande indépendance aurait peut-être été possible. Mais leur destin est pathétique, à l’image de celui des héros des ballades du poète anglais, victimes de malheurs amoureux, en bons personnages romantiques qu’ils sont.

 

Les rayons et les ombres

Bien que le romantisme soit aujourd’hui automatiquement associé aux dîners aux chandelles et aux longues promenades (si possible équestres) sur la plage sur fond de coucher de soleil, il en allait autrement à l’origine. Un poète phtisique, un amour impossible, le sentiment de la Nature, l’expression des passions, voilà les véritables topoï romantiques au sens artistique du terme ; Bright Star, voici un véritable film romantique. Réussissant déjà à échapper au côté guindé que véhiculent parfois les films en costume, le film contourne habilement la question de l’écrivain au travail. Quoi de plus assommant en effet qu’une personne assise à un bureau, attendant l’inspiration, la rime, raturant au stylo ou à la plume alors même que, comme le confie Keats, « le poète est l’être le moins poétique » qui existe ? Heureusement, Bright Star appliquera la suite de la leçon de poésie donnée à Fanny, où l’on apprend que la poésie est avant tout « une expérience des sens ».

L’ambition déclarée de Campion pour ce film, proche en cela de cette conception de la poésie, est de « sensibiliser » (5) le public à la lumière dont le monde de Fanny et Keats est empreint ; comme Monet l’avait fait avec ses paysages et ses bottes de foin que la réalisatrice cite en référence (« Ils ont le soleil en eux, ils vibrent » (6)). La lumière changeante selon les saisons, capturée par  le directeur de la photographie Greig Fraser, enveloppe ces moments d’hypersensibilité des deux fiancés, mêlés de nostalgie du moment présent puisque leur bonheur est aussi éphémère que les papillons que Fanny élève dans sa chambre, morts d’avoir manqué d’air. Keats admirait William Shakespeare, alors Jane Campion fait de ses derniers jours dans la campagne anglaise le songe d’une nuit d’été, d’hiver, d’automne et de printemps. Retraçant une idylle platonique (leurs mains se touchent, ils s’embrassent mais sont toujours sous le regard de quelqu’un), le film n’en est pas moins incarné à force d’être une expérience sensorielle.

Keats dit avoir l’impression de se dissoudre dans cette histoire d’amour et en effet, il s’y dissout pour s’y changer en lumière ou en courant d’air. Alors quand il s’absente, pour gagner sa vie, il est toujours présent via les lettres qu’il envoie à Fanny et ses mots prennent corps ou plutôt prennent sensation, même si l’expression n’existe pas, dans le quotidien de la jeune fille qui reprend vie à chaque fois qu’elle reçoit une nouvelle missive. Les images, au lieu de paraphraser les poèmes de Keats, les complètent et viennent dire ce qui est passé sous silence sans l’artifice d’une musique omniprésente. L’austérité de la composition des plans qui ne bougent que très rarement (Campion cite même Robert Bresson comme référence) contraint toujours Fanny et Keats, mais ceux-ci sont à ces instants traversés, envahis par un souffle de liberté, quand la nature y reprend ses droits. Et tout à coup le film desserre son corset et prend une grande inspiration bienvenue, sans laquelle le spectateur pourrait avoir l’impression d’évoluer dans un musée où il serait interdit de courir, de toucher ou de parler.
 
 

 

L’ultime poème de Keats se nomme "To Fanny", Fanny qui portera le deuil de son fiancé pendant trois ans, abandonnant ainsi ses robes colorées pour des tenues de veuve. Le dernier plan du film la montre, déambulant au milieu d’arbres dénudés et récitant les vers du défunt. Bien que les deux ne se ressemblent pas, nous ne pouvons nous empêcher de penser aux derniers mots de Cyrano :

« – Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !…
[Il frappe.]
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
»

(1) Dossier de presse.
(2) "She had to be content with a life made up of very small things”, dans Peter Conrad, « Jane Campion: "I make films so I can have fun with the characters" », The Guardian (18 octobre 2009).
(3) Didier Péron, « Ne me Keats pas  », Next Libération (6 janvier 2010).
(4) "Campion’s heroines are adventurers whose self-discovery sets them at odds with conventional reality", dans Peter Conrad, op. cit..
(5) Dossier de presse.
(6) "They have the sun inside them, they vibrate", dans Peter Conrad, op. cit..

Titre original : Bright Star

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Durée : 119 mn


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