Batman et Batman le Défi : le « freak » au pouvoir

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Première superproduction pour Tim Burton, son « Batman » tourné en 1989 remportera un succès qui lui offre les clefs d’Hollywood. Trois ans plus tard, « Batman le Défi » polira les défauts de l’original. Entre-temps, Burton le marginal a pris le contrôle.

« Laisse ce tableau, il me plaît » ordonne le Joker à un de ses nervis en désignant une peinture. Visage défiguré par un vilain sourire, le bad guy du premier Batman de Tim Burton vient de saccager un musée d’art. À coups de seaux de peinture, ses hommes de mains barbouillent des œuvres classiques façon activistes du street-art . La seule qui échappera à cette furie colorée sera donc une peinture sombre et gothique. Opérer un raccourci entre cette séquence et Tim Burton lui-même est une tentation à laquelle il est difficile de ne pas céder. Jusqu’ici auteur de deux petits films (Pee Wee et Beetlejuice), le réalisateur est propulsé pour la première fois à la tête d’une superproduction. La greffe de son univers avec les exigences de la commande du studio Warner ne prend qu’à moitié. Platement filmé, ce premier Batman sur grand écran est une synthèse schizophrénique tiraillée entre la mainmise de la Warner sur la production et l’énergie que Tim Burton met à tenter de se l’approprier (le tournage le laissera épuisé).

Devant faire face à la colère de certains fans  – plus ceux de la kitchissime série télé des 60’s que les admirateurs de la mythologie crée par Bob Kane – , Burton s’enferme dans les studios Pinewood pour ramener à l’univers de l’homme chauve-souris un peu de sa noirceur. Difficilement imposé par le réalisateur, Michael Keaton marquera longtemps de son empreinte le personnage de Batman – seul Christian Bale dans les films de Christopher Nolan tirera par la suite son épingle du jeu (1), -, composant un Bruce Wayne lunaire en opposition à un Batman froid et ambigu : à plusieurs reprises, sa violence manque de franchir la ligne entre justicier et simple assassin. Mais la vraie star du film est le Jack Napier/Joker sous le maquillage duquel Jack Nicholson fait son numéro. Cabotin, déjanté, violent, l’acteur alors à un sommet de sa carrière (Shining est encore frais dans les têtes) propose une interprétation en roue libre jubilatoire. À tel point que Burton lui-même semble plus se reconnaître sous ce masque d’Homme-qui-rit que sous celui de la chauve-souris. Artiste frustré, le Joker revenu à la vie milite pour une « nouvelle esthétique » dans laquelle on retrouve la patte de Burton et son amour des freaks et marginaux souvent difformes. Mélange de film noir des années 50 et de science-fiction langienne (Metropolis), Gotham City est plus proche de la vision de Bob Kane, créateur du personnage, mais Burton lui fait une entorse tout sauf minime. Chez lui, Batman et Joker sont liés par un destin commun : le Joker crée le Batman, le Batman crée le Joker. Entre les deux se trouve probablement Tim Burton. Deux figures aux instincts sombres. Reste peu de place pour une figure positive.
 

 
Succès à sa sortie, le film donne rapidement de la suite dans les idées à la Warner. Burton propose à la place de tourner Edward aux mains d’Argent. Refus et départ du projet à la Fox. Succès d’Edward à sa sortie. Retour fissa de Burton à la Warner, qui lui propose une carte blanche pour réaliser Batman le Défi comme un « vrai film de Tim Burton ». En pleine ascension, Burton parvient même à convaincre le studio de laisser tomber le personnage de Robin, que la major souhaitait intégrer dans la suite. Composé comme un opéra (même le score de Danny Elfman trouve une ampleur qui efface la timidité de la composition du premier film), Batman le Défi est d’une maîtrise impressionnante comparé à l’inégalité du premier. Dans le rôle de Catwoman, Michelle Pfeiffer (que Burton retrouve – enfin – dans Dark Shadows) ferait presque oublier le survolté Nicholson. La relation amoureuse qu’elle entretient avec Wayne/Batman n’est d’ailleurs pas si éloignée de celle que ce dernier avait avec le Joker. Comme Jack Napier, Selina Kyle revient à la vie après une chute, premières ébauches qui aboutiront à celle d’Alice dans son adaptation du roman de Lewis Carroll. Un lien indéfectible unis ces deux êtres blessés coupés en deux, choisissant difficilement entre le Bien et le Mal – Batman penche plus du premier côté, Catwoman de l’autre.

À travers la figure du Penguin (tétanisant Danny de Vito), Burton creuse encore ce même thème. Laissant un temps l’illusion d’une réelle tentative de réconciliation avec la surface, l’orphelin manchot Oswald Cobleppot est une sorte de Tim Burton versant politique. À travers l’ascension puis l’acceptation par le tout Gotham du monstre, on peut voir Burton dépeindre son propre parcours dans l’industrie hollywoodienne. D’abord placardisé à ses débuts chez Disney puis petit à petit reconnu jusqu’à prendre le pouvoir sur les executives du studio. La triste fin du Penguin, filmée avec une tendresse tragique, anticipe presque le retour de bâton que Burton subira par la suite avec Ed Wood, Mars Attacks (et leurs maigres scores au box-office) puis La Planète des Singes (dans lequel, ayant perdu de son influence à contrôler une production, il ne remplit plus qu’un rôle de faiseur). Mais entre Batman et Batman le Défi, le freak a pris le pouvoir. Et si le second fait partie de ses œuvres maîtresses, on peut malgré tout garder une véritable tendresse pour le charme du premier, film-malade qui met un sérieux coup à la supposée innocence des années 80.

 
 
(1) Revoir les versions de Tim Burton revient à se rendre compte d’un étonnant lien avec la trilogie en cours de Nolan (Batman Begins, The Dark Knight, Dark Knight Rises)


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