Western carton-pâte
Des profondeurs de l’espace dans lesquelles une poussière intersidérale nimbe la lointaine planète After Blue d’une brume mystique, une voix sensuelle s’élève, expliquant que les humains ont migré de la terre pour un nouveau paradis. Très vite, les hommes sont morts pour ne plus laisser que les femmes s’organiser en communautés disparates et isolationnistes. Cette accroche résume à elle seule l’aspect perché de Paradis sale (After blue) second long-métrage de Bertrand Mandico. Dans la droite ligne de ses Garçons sauvages, c’est dans un univers bariolé et carton-pâte, de nature hypnotique qu’il nous projette. Pas de vilains garçons effectuant un changement de sexe en punition d’un crime cette fois-ci, mais Roxy, une jeune femme native de la planète, bannie de sa communauté avec sa mère, Zora. Le crime de Roxy consiste d’avoir déterré Kate Bush, une criminelle qui, pour fêter sa libération, tue trois personnes. Les deux femmes doivent ainsi retrouver cette Kate Bush et lui régler son compte. L’histoire est relativement simple et sa structure, basée autour du voyage de Roxy et Zora, ainsi que du développement de temps mort dans le récit, évoque celle du western. Autant d’aspects narratifs permettant à Mandico de prendre du temps pour explorer, développer, et dévoiler son univers ésotérique. Univers nimbé de lumières aux couleurs variées : vertes, blanches, rouges, roses, violacées… Lumières peignant une succession de décors partagés entre extérieurs et studios, prenant l’allure de zones fantasmagoriques sexualisées. Zones où des cavalières aux paupières phosphorescentes (évoquant les cavaliers de l’apocalypse visible durant l’ouverture de Faust de Murnau) le disputent à des êtres visqueux et lubriques. Environnement et rencontres déclenchant autant de charges érotiques chez Roxy, qui, devant tant de sensualité, se touche à l’occasion ; donnant au film une saveur non dénuée d’ironie. Cette profusion d’effets visuels couplée à l’indétermination de la nature des péripéties vécues par les personnages (dur de savoir si ce qu’elles vivent ou voient est la réalité ou une projection mentale) l’ensemble de l’univers ne semble n’être qu’une vaste hallucination brumeuse où rêves, fantasmes et réalité sont mis sur un même niveau et deviennent indiscernables. Invite au laisser-aller des sens et des désirs profonds, allant à l’encontre de la rigidité du monde dépeint. La musique contribue amplement à l’aspect fantasmatique de l’ensemble, elle qui mêle morceau de synthé et reprise de musiques plus classiques.
Carton-pâte et politique
Mais la richesse de Paradis sale (after blue) ne se situe pas uniquement dans la matérialisation des délires visuels de son auteur ; elle se situe aussi dans un contre-pied se jouant entre la caractérisation des personnages, des femmes vulgaires (sorte de sauvageonnes post-apocalyptiques à la Mad Max, la plupart cruelles et sans pitié) et la sensualité récurrente avec laquelle Mandico peut les mettre en scène ; sensualité notamment mise en exergue par l’utilisation récurrente au montage de fondu enchaîné. Donnant ainsi vie au désir d’érotisme et de douceur de Roxy et Zora dans ce monde de brutes. Désirs émanant, peut-être, d’un manque issu de la disparition des hommes de leur univers. Ainsi, comme Annette de Léos Carax avant lui, le recours aux artifices par Mandico est utile pour se réapproprier, travailler et transformer une série de questions très actuelles et fortement politiques : celui d’un certain féminisme brutal, ainsi que celle de la tendance à la communautarisation de nos sociétés. Communautarisme ciblé clairement au travers de l’affirmation de l’un de ses personnages expliquant qu’est jugée comme décadente toute personne se mettant en mouvement dans le monde d’After Blue. Ce qui confère ainsi au voyage de Roxy et Zora, des allures d’acte révolutionnaire. Toutefois, un point faible se fait jour dans la dernière demi-heure du film ; issue de sa structure scénaristique. Les principes du voyage et de la mise en avant de temps morts dans les westerns sont modulés par la notion de progression. Le voyage permet une découverte de l’environnement allant crescendo et, à la lenteur de l’arrivée d’un moment fatidique (comme le duel) est couplé la mise en avant de la progression émotionnelle ou psychologique des personnages. Dans les deux cas, cela permet de dynamiser le récit et de maintenir l’attention du spectateur. Or Paradis sale (after blue) projette le public dès son ouverture dans son univers fantasque et Roxy, son personnage principal, est caractérisée d’emblée comme déviante et hors norme par rapport au groupe. Ce faisant, elle n’évolue jamais vraiment au cours de son voyage et n’est jamais franchement étonnée de son environnement. En résulte que l’avantage initial permettant d’avoir du temps pour explorer et montrer la richesse de l’univers, s’en trouve handicapé par une sensation de stagnation d’une héroïne qui semble faire du surplace dans sa quête. Enlisement qui, couplé à une fin nébuleuse, tend, in fine, à faire un peu sortir du film et ennuyer.
Cinéma magique
Mais on trouvera une consolation à ce défaut dans la superbe qualité de jeux dont fait preuve l’intégralité de la distribution. Toutes les actrices sont étonnantes de naturel, de sensualité, de méchanceté ou de monstruosité ; balançant de manière permanente entre le cru et le vulgaire, leur permettant à la fois de trancher et d’entrer en osmose avec cet univers expressif à la poisseuse ambiance cauchemardesque. Volant presque la vedette à Roxy et Zora, c’est sans doute le second rôle Vimala Pons, incarnant la voisine de Kate Bush, Véronika Sternberg, qui est la plus envoutante. Garçon viril et brutal dans Les garçons sauvages, elle offre ici, à l’inverse, une performance mélangeant sensualité féminine et intelligence machiavélique. Donnant à voir une autre facette vénéneuse de sa personnalité, agissant comme le pendant de son précédent personnage ; ou peut-être mieux, comme l’évolution finale de Jean-Louis, garçon sauvage maintenant au sommet de sa féminité. Il faudrait une page entière pour énumérer les références auxquelles fait penser Paradis sale (After blues) : road movie, western, cinéma érotique, série B des années 70, cinéma asiatique, ainsi que bandes dessinées et mangas, dont le hentai (quelques tentacules pointant érotiquement le bout de leurs membranes au cours du film). Mais aussi, et peut-être surtout, un pan de la littérature SF du type de celle de Janet E Morris, avec sa Grande Fornicatrice de Silistra, tout en évoquant un cinéma poétique comme celui de F.J. Ossang. Paradis sale (After blue) est plein de la liberté créatrice dont a bénéficié son auteur, et la jouissance qu’il éprouve à manier autant de genres dans un style si atypique, évoquant un cinéma magique dans la lignée de Méliès, est communicative. Ce faisant, malgré ses longueurs et sa nébulosité finale, c’est à une véritable expérience sensorielle à laquelle on prend part avec plaisir.