Abyss commence comme un film de guerre froide, pour s’achever en un film métaphysique : de A la poursuite d’Octobre rouge à 2001: l’Odyssée de l’espace. Trajet sinueux, périlleux, mais suivi avec habileté, fluidité, et en s’appuyant sur des acteurs que l’on a rarement vus plus convaincants et émouvants. L’armée américaine envoie l’équipe de la plate-forme pétrolière submersible Deepcore secourir un sous-marin nucléaire échoué sur le rebord d’une faille océanique de 8000m. L’équipe de Deepcore, dirigée par Bud Brigman (Ed Harris), est rejointe pour cette mission par Lindsey (Mary-Elizabeth Mastrantonio), future-ex Mme Brigman et conceptrice de la plate-forme, et par deux militaires des services secrets, qui croient à une manœuvre hostile de la marine soviétique. L’ouverture du film, sans justifier ni invalider cette hypothèse, part ainsi d’un argument géopolitique qui aiguille la tension vers un terrain connu, où la peur est balisée par les repères éculés d’un champ d’affrontement Est-Ouest que le cinéma américain a abondamment utilisés. Ce schéma se fissure à partir du moment où, l’ennemi russe demeurant obstinément invisible, l’hostilité va désormais naître et croître entre l’équipage de Deepcore et les militaires, les premiers se montrant fort peu dociles vis-à-vis de la discipline militaire et du comportement putschiste des seconds.
D’un danger rouge à une menace rose
Lorsque des phénomènes étranges commencent à se produire, l’incertitude va poindre, la conflictualité encore plus nettement changer de cadre, et la source de l’angoisse changer de visage ; chacun est forcé d’admettre, le plus rationnellement possible, selon un twist propre à la science-fiction (c’est justement ce qui est incroyable qui est réel), qu’il s’agit d’une présence extra-terrestre. L’altérité malveillante n’est plus celle que l’on croyait (la ligne de partage entre les « bons » et les méchants » passe maintenant au sein même des Américains), et la métaphysique s’invite en lieu et place du politique. Ce changement de nature du péril, du mystère, de l’interrogation correspond à un mouvement d’élévation du film qui s’affranchit dans une certaine mesure des codes du genre, laissant s’exprimer avec vigueur sa force dramatique. En s’enfonçant dans les fonds marins, Abyss accomplit un trajet inverse d’ascension, se dépouille des stigmates du film catastrophe qui alourdissaient et banalisaient sa première partie. La puissance émotionnelle acquise alors par le film provient bien sûr de la proximité de la menace dans un univers clos, mais surtout du fait que cette menace ne dit pas son nom, échappe à une catégorisation facile, hâtive, rassurante. Et plus encore, cette menace est belle.
C’est en effet l’ambivalence de cette menace et l’étrangeté de sa matérialisation, qui font la richesse et la complexité de Abyss, d’autant que Cameron refuse l’imagerie habituelle de la science-fiction, effrayante et volontiers gore ou excessivement techniciste, pour donner chair à ces créatures. Alors, que dire à la suite de Lindsey, pour qui c’est une « machine vivante », « un ballet de lumière »? Peut-être simplement : c’est beau, aérien, et rose. Le caractère de science-fiction de Abyss s’enracine dans un monde presque commun, ordinaire, peuplé de collègues de travail atypiques, lointains ancêtres de la team Zissou de La Vie aquatique, le dandysme en moins, un peu de professionnalisme et beaucoup de kilomètres sous le niveau de la mer en plus. L’éclosion d’une présence paranormale dans un tel environnement attise la charge émotionnelle qui accompagne cette rencontre du troisième type. Le face-à-face entre Lindsey et « la Chose » – et le terme « face-à-face » n’est pas impropre, puisque cette sorte de sculpture d’eau salée, est visagéifiée, adopte par alternance les traits de Lindsey et de Bud et simule leurs expressions – comporte à ce titre une tension dramatique très étonnante.
La poésie et l’onirisme qui se dégagent de la tentacule d’eau et de son comportement (elle fait de l’humour – talent on ne peut plus humain), atteignent une intensité particulière lorsque surgissent des plans comme anamorphosés, mélanges d’images convexes et concaves, aux bords flous, suggérant par-là que ceux-ci résultent du point de vue de la forme, de son regard. Dans une féérie tour à tour sombre et colorée, et une harmonie envoûtante de bleu et de rose, qui rappelle les monochromes de Yves Klein, s’accomplit une ouverture à une dimension insoupçonnée, se fomentent de belles scènes de mort et de résurrection (on croit successivement que Lindsey et Bud sont morts, noyés), et s’esquisse une esthétique du passage, du franchissement de la frontière, de la perte de soi qui cependant n’évite pas totalement la métaphore quelque peu attendue de l’enfoncée dans les profondeurs sous-marines comme involution et retour à une vie intra-utérine (la scène de la descente de Bud le long des 8000 km de l’abysse durant laquelle il perd l’usage du langage – suicide programmé façon Grand Bleu, puis déjoué) – mais là on fait vraiment la fine bouche.
Là où James rejoint Sigmund
L’apparence apollinienne de ces créatures inconnues évoque le concept d’inquiétante étrangeté développé par Freud, qui nous semble trouver une fortune surprenante dans Abyss. Freud ouvre son article « Das Unheimliche » par une analyse linguistique du terme « heimlich », qui signifie d’abord « familier », « intime », « apprivoisé », et qui, par glissement sémantique, finit par donner « secret », « sauvage », « inquiétant », si bien qu’en raison de son ambiguïté, le terme finit par se confondre avec son contraire « unheimlich ». L’adjectif substantivé allemand « Das unheimliche », difficilement traduisible, désigne ainsi le malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne. Ce détour par Freud nous semble fécond, non pas dans la mesure où l’on pourrait interpréter Abyss à partir de l’utilisation psychanalytique qui a été faire du concept d’inquiétante étrangeté, mais parce que la trame narrative du film est bien le déclenchement de l’effroi dans un univers familier – au moins pour les personnages.
Cette idée d’inquiétante étrangeté est alors palpable dans le récit, la mise en scène, dans l’objet-film lui-même, qui s’installe avec profit dans une zone d’inconfort cinématographique. La représentation du lieu quasi-unique où se déroule Abyss, la plate-forme Deepcore, est elle aussi à la jonction du familier et de l’angoissant. Familier car cet endroit est connu et maîtrisé par tous les membres de l’équipe qui s’orientent avec détermination dans les entrelacs de couloirs et les alignements d’habitacles ; angoissant car la vision labyrinthique que la mise en scène produit de ce lieu empêche le spectateur de se créer des points de repères, de s’approprier l’espace qu’on lui donne à voir, de s’y projeter et de s’y situer. Ce climat d’inquiétante étrangeté se déplie ensuite selon toute une série d’oppositions qui explicitent l’ambivalence de sensations que suscite le film : étanchéité contre inondation, claustration contre immensité de l’océan, violence des chocs contre pouvoir enveloppant et atténuant de l’eau, scepticisme scientifique contre fantastique irréfutable. Ces tensions se répercutent dans la mise en scène, dont on garde curieusement une impression de fluidité, alors que les turbulences de l’action commandent par ailleurs des cadrages saccadés et un découpage heurté. On aurait finalement envie de mettre en rapport l’inquiétante étrangeté qui s’empare de Abyss avec l’expérience menée par deux coéquipiers de Bud, qui immergent un rat dans un bocal d’eau et attendent que, passés quelques spasmes, l’organisme du petit mammifère s’adapte et qu’il parvienne à respirer dans l’eau. L’expérience, le vécu du film sont assez similaires : se plonger dans un univers hostile, ou tout du moins étranger (étrangeté due autant aux profondeurs aquatiques qu’à l’élément fantastique), et s’y acclimater en inventant un mode de fonctionnement autarcique inédit.
La « résolution » du film, et l’on peut entendre ce terme autant dans son sens dramatique que chimique, se réduit malheureusement à un message moral assez simpliste (surligné exagérément dans la version longue), aussi indigeste et déceptif que dans le récent Phénomènes de M. Night Shyamalan – le déchaînement de la nature comme punition des turpitudes et de l’inconscience écologique des hommes. Ce dénouement illustre une paresse de scénario visible dans ce que le cinéma américain peut parfois nous proposer de plus attendu, et rend malheureusement les visions ultérieures d’Abyss indigestes ; le plaisir que le spectateur tire du film est un one shot. Il faut néanmoins savoir gré à Cameron de parvenir à ménager au coeur d’une machinerie hollywoodienne si bien huilée qu’on y patine un peu un espace d’intranquilité, de doute, de flottement (sans mauvais jeu de mot) : un triangle des Bermudes cinématographique.