1943. Un sergent américain en permission, un soldat anglais et une jeune volontaire à la Défense civile se rencontrent à la descente d´un train de nuit, à quelques kilomètres de Canterbury. Alors qu´ils rejoignent l´hôtel du village, la jeune femme est agressée par un inconnu, qui lui verse de la colle dans les cheveux. Les aventures de ces trois pèlerins modernes commencent…
Michael Powell sut mieux que quiconque rendre universels une culture et un état d’esprit insulaires typiquement anglais. Profondément attaché à ses racines mais également ouvert sur le monde, il aura réussi à exprimer cette caractéristique avec une rare perfection dans A Canterbury Tale. Sur la route des pèlerins de Canterbury, trois personnages provenant d’horizons bien différents vont trouver les réponses aux questionnements qui les rongent et une certaine forme de quiétude, par la magie de la campagne anglaise et celle de Powell et Pressburger.
Effort de guerre
A Canterbury Tale, à l’instar des autres films du duo Powell/Pressburger et du reste de la production anglaise de l’époque, s’inscrit dans la politique de cinéma de propagande souhaitée par l’État. Contrairement aux États-Unis et surtout à l’Allemagne, l’Angleterre sera la seule nation à en tirer de très grands films, tant sa démarche diffère. Le but est ici de distraire les citoyens anglais de leur quotidien difficile mais aussi de sensibiliser les États-Unis au sort de l’Europe. Forts de ce cahier des charges, les réalisateurs disposent d’une liberté immense dans le choix des sujets ainsi que dans leur traitement. Des cinéastes qui auraient mis des années à s’ériger à la tête d’aussi grosses productions se voient donc rapidement lancés comme Powell et Pressburger, dont la fructueuse association les menera au sommet du cinéma anglais de l’époque.
On peut douter de l’impact réel des œuvres de Powell et Pressburger, tant l’atmosphère poétique, la complexité des différents niveaux de lecture et l’originalité des intrigues sont aux antipodes de la simplicité directe voulue par un film de propagande. Quelques anomalies hérissèrent d’ailleurs les censeurs, telles que le point de vue allemand adopté dans Le 49e Parallèle, l’ode à la gloire d’un officier anglais qui tourne court dans Colonel Blimp ou le fantasmagorique Une question de vie ou de mort destiné à réconcilier américains et anglais après la guerre. A Canterbury Tale, pourtant parmi les œuvres les plus typiquement anglaises du duo, sera aussi un de leurs rares échecs commerciaux et marquera durablement Powell. Ce dernier s’était en effet investi comme jamais dans ce témoignage d’amour à « son » Angleterre et ses traditions.
Esprit anglais
Le film s’ouvre sur le texte du prologue des Contes de Canterbury de Chaucer (auquel le titre du film rend hommage), accompagné à l’image par une carte retraçant le trajet des pèlerins du XIVe siècle. Ce sont d’ailleurs ces derniers qui illustrent la première séquence d’époque, décrivant l’ambiance rieuse de ces temps oubliés. Un faucon lancé par un pèlerin s’élevant dans les airs et redescendant sous la forme d’une forteresse volante (dans une ellipse prodigieuse dont Kubrick s’est sans doute inspiré pour celle entre l’os et la station spatiale dans 2001) servira de transition pour nous ramener dans le présent.
Powell choisit comme cadre du récit la région du Kent, chargée d’Histoire et de souvenirs d’enfance puisqu’il y a grandi. Le mélange d’aura mystique et de chaleur humaine dégagé par l’ensemble résultera d’ailleurs de ces deux inspirations. L’aspect humain se retrouve notamment dans la description pittoresque des habitants du village de Chilingbourne. Powell y convoque tous les métiers et personnalités qu’il a connus enfant, rattachés à ce mode de vie rural qu’il affectionne tant. Esprits travailleurs imprégnés des valeurs de la campagne où toute bonne journée se doit d’être achevée au pub, les personnages offrent un panorama typiquement anglais et universel à fois. Cela donnera d’ailleurs un des plus beaux moments du film, lorsque le soldat américain, fils de fermier, dialogue avec le charron local sur la culture du bois. En un instant magique, les frontières d’âge et de nationalité tombent pour ne plus partager que l’amour du travail bien fait, ses tâches ancestrales étant les plus à même de rapprocher les êtres.
A Canterbury Tale se veut également par les thèmes, questions et atmosphères qu’il dépeint, une manifestation cinématographique des idéaux de certains grands écrivains anglais. Le lyrisme dégagé par certaines séquences ainsi que l’attachement nostalgique à une certaine Angleterre, renvoie notamment aux plus beaux écrits de Kipling. Powell lui-même revendique l’influence de G.K. Chesterton dans ses mémoires, l’ironie et la méfiance de ce dernier envers un certain capitalisme moderne imprégnant le film. Powell est cependant loin d’offrir une vision paradisiaque et idéalisée. Le personnage de Thomas Colpeper rassemble à lui seul l’esprit cultivé, érudit mais aussi renfermé de l’Angleterre. Avide de faire partager son savoir et sa culture aux jeunes soldats placés en garnison dans la région, il s’avère également être « l’homme à la colle » que traquent nos héros. Celui-ci enduit de colle les cheveux des jeunes filles encore dehors à la tombée de la nuit et fricotant avec les soldats, alors que les jeunes hommes du pays sont au front. Le magnétisme et le mystère dégagés par le jeu d’Eric Porter renforcent la dualité du personnage, ouvert sur le monde pour distiller ses connaissances mais rattrappé par son isolationnisme, dès qu’il est question de rapprochement avec « l’étranger ».
Pèlerins Modernes
Une des raisons principales de l’échec commercial du film sera la nature presque philosophique du scénario écrit par Emeric Pressburger. Certaines pointures des films précédents du duo, n’en ayant pas saisi la profondeur, déclineront d’ailleurs l’invitation. Le couple magique de Colonel Blimp devait être reconstitué ici, mais Roger Livesey (prévu pour jouer le rôle tenu par Eric Porter) et Deborah Kerr (qui devait tenir le rôle de l’ouvrière agricole, mais elle quitta l’Angleterre pour mener une carrière à Hollywood, rompant ainsi la relation amoureuse qu’elle entretenait avec Powell, qui refusait de la suivre) seront aux abonnés absents. Les producteurs feront preuve de la même circonspection face à ce récit hors normes et n’accorderont le feu vert qu’en regard des succès énormes rencontrés précédemment par Powell et Pressburger.
Il faut dire qu’en dehors de son enquête prétexte et légère sur le « glue man », A Canterbury Tale est un film sans réels conflits ou enjeux fondamentaux à résoudre, si ce n’est le cheminement spirituel de ses héros qu’il est difficile de retranscrire en images. Powell et Pressburger s’y sont essayés à de nombreuses reprises durant leur filmographie, mais en plaçant toujours des éléments plus consistants, aptes à accrocher le public de manière directe. Le cadre exotique, les péripéties et les innovations visuelles du Narcisse Noir faisaient tampon à son ambiance mystique, tout comme l’histoire d’amour d’Une question de vie ou de mort permettait d’accéder plus facilement à son univers onirique.
Aucune de ces facilités n’a cours ici dans le traitement et les relations qu’entretiennent les trois héros du film, tous représentatifs d’une facette de la personnalité de Powell. Sheila Sim (future femme de Richard Attenbourough) est Alison Smith, une jeune ouvrière agricole tombée amoureuse des paysages du Kent. Cette région est pour elle synonyme de souvenirs heureux et de douleur à la fois puisqu’elle y a passé de merveilleux moments avec son fiancé, porté disparu au front. John Sweet, quant à lui, joue presque son propre rôle de soldat américain en permission. Réellement débarqué en Angleterre, il avait été libéré par son État major pour jouer dans A Canterbury Tale, dans lequel il tient l’unique rôle de sa carrière. À n’en pas douter, dans un autre contexte et sans l’échec du film, un tout autre destin s’offrait à lui tant sa prestation s’avère tendre et émouvante. Il est ici le sergent Bob Johnson, qui va retrouver dans la simplicité paisible du village la douceur de son Ohio natal. Seul ombre à son bonheur, sa fiancée qui ne lui a pas adressé de lettres depuis des semaines. Dennis Price (qui deviendra célèbre quelques années plus tard dans le rôle de l’héritier assassin de Noblesse Oblige) campe le personnage le plus superficiel en apparence du trio, soldat anglais en garnison et citadin londonien blasé, qui n’a cure du cadre rural qui l’entoure.
L’aventure débute dans les ténèbres, lorsque les héros débarquent dans une gare plongée dans l’obscurité du blackout. Powell n’aura de cesse d’éclairer de plus en plus ses personnages par la suite, au fur et à mesure qu’ils s’imprègnent de la magie de la région. Entouré dans son équipe de techniciens allemands ayant œuvré au sein de la UFA, Powell réalise des plans en clair obscur particulièrement complexes et fouillés, inspirés de l’Expressionnisme allemand. Le premier réveil de l’américain dans la pénombre de sa chambre, bientôt irradiée par la lumière matinale du Kent, est des plus parlants à ce titre. L’ambiance va se faire ainsi de plus en plus mystique, l’imagerie s’imbibant de la beauté élégiaque des lieux à de nombreuses reprises. Une des plus belles scènes du film reste sans doute celle où Alison, en promenade solitaire, tombe sur Colpeper en pleine nature. Lui toujours méfiant envers cette citadine potentiellement tentatrice et elle le soupçonnant d’être « l’homme à la colle », oublient un instant leur méfiance mutuelle pour s’allonger dans les herbes hautes, admirer le ciel et ses nuages, apprécier la musicalité du vent et s’abandonner à la quiétude majestueuse de la nature. Ces instants alternés avec des séquences plus drôles et espiègles font tout le charme envoûtant du film.
Film sur le pèlerinage, A Canterbury Tale devait forcément se conclure lorsque les héros se décident à effectuer le leur, lors des trente dernières minutes magistrales. Pèlerinage physique lorsqu’ils reprennent la route des grands anciens vers laquelle leur regard se sera posé tout le film durant, et intérieur puisque au bout du chemin, tous leurs tourments et doutes seront résolus. Si les destinées du soldat américain et de l’ouvrière agricole s’avèrent joliment touchantes (l’un recevra enfin les courriers de sa fiancée, l’autre découvrira que le sien est toujours en vie), celle du personnage de Dennis Price, presque antipathique jusqu’ici, bouleverse totalement. On aura appris précédemment qu’il officiait dans le civil en tant qu’organiste de cinéma, bien que son rêve soit d’officier dans une église. Lors d’une messe accordée à son régiment en partance pour l’Outre mer, l’occasion lui est donnée par l’organiste local de jouer pour ses camarades. Entamant En avant soldats chrétiens, le soldat, enfin dans son élément, se laisse finalement aller à l’apaisement, tandis que ses notes et les carillons des cloches illuminent la cathédrale de Canterbury (reconstituée en studio par Alfred Junge) puis la ville entière, en partie réduite à un champ de ruines, redonnant l’espoir et la paix à tout un peuple le temps d’une chanson.
Voilà ce qu’était le message de Powell et Pressburger, faire prendre conscience aux anglais des beautés et du patrimoine qui les entouraient, et montrer aux Américains que tout cela ne pouvait tomber sous le joug despotique des allemands. Un message resté incompris au vu de l’accueil tiède que reçut le film, une blessure longtemps vivace chez Powell (qui n’y consacre que quelques lignes dans son autobiographie), pour qui ce retour sur les terres de son enfance demeure rattaché à la séparation avec Deborah Kerr et à un échec professionnel.
Sorti alors que les américains étaient déjà en Europe, le film et ses vertus alors nébuleuses et hors contexte, s’ornent aujourd’hui d’une portée universelle.