L’enfant est souvent le parent pauvre du cinéma. S’il n’est pas le faire-valoir de l’adulte, il se retrouve le héros de comédies familiales éventuellement drôles, mais qui prennent rarement en compte ses spécificités et en font plus un archétype qu’un individu à part entière. Pourtant, de Fritz Lang (Les Contrebandiers de Moonfleet) à Truffaut (Les 400 Coups), ou plus récemment Hou Hsiao-Hsien (Le Voyage du ballon rouge), l’enfance au cinéma a pu donner des films magnifiques. Le film de Suwa et Girardot se place dans cette lignée. Une jeune enfant, Yuki, est confrontée au divorce de ses parents et à l’obligation de quitter la France, son père et sa meilleure amie Nina, pour suivre sa mère au Japon. Contre toute attente pour ses proches, l’enfant se pétrifie en apprenant la nouvelle. Son corps ne semble plus animé d’aucun sentiment ni d’aucune humeur. Elle est vidée. Cette absence s’incarne dans le corps de Yuki (Noë Sampy), mais aussi par la mise en scène. La première partie du film est essentiellement constituée de longs plans fixes dans lesquels se meuvent les différents personnages autour d’une Yuki très peu mobile. Tout s’agite autour d’elle (sa mère qui prépare le départ, son père qui danse pour ne pas s’effondrer, sa meilleure amie survoltée à l’idée de sa future absence), mais Yuki reste prisonnière du cadre et d’une réalité sur laquelle elle n’a pas de prise. L’un des enjeux du film est donc le retour au mouvement de cette enfant.
Le film fonctionne aussi sur une seconde opposition : le pragmatisme des enfants et un monde adulte qui leur paraît irrationnel. Ainsi l’explication sur les raisons de la séparation d’un couple par la mère de Nina (Marilyne Canto, grande actrice qu’on aimerait voir plus souvent à l’écran) paraît absolument inacceptable à sa fille. Les deux enfants ne parviennent pas à admettre le bien-fondé d’une séparation et la nient par des arguments très rationnels : quand ça ne va pas, on parle et on arrange les choses, si ça rend triste, on ne se sépare pas. Nina calque son modèle de relations sur le fonctionnement adulte. S’il y a une dispute, on discute et on arrête. Les relations entre adultes sont pour elle une inconnue et lui apparaissent comme un non-sens. Les solutions envisagées pour empêcher le départ de Yuki sont empreintes du même sens pratique. Le seul moyen qui apparaît aux deux enfants est la fuite en elle-même. La fugue va permettre à Yuki de retrouver le mouvement et agit au sein du film comme une rupture. Jusqu’alors sobre et fixe, le cadre va s’animer. La fuite à travers la forêt va voir l’enfant, comme la caméra, devenir mobile. La forêt est saisie à travers de lents travellings. Très présents à l’image dans la première partie, la caméra perd un peu les enfants dans la forêt. Leurs silhouettes se fondent dans les arbres ou les herbes hautes. Le film perd alors de son aspect rationnel et comme les formes que les enfants reconnaissent dans les nuages, les choses ne sont plus réellement ce qu’elles sont. Géographiquement non située, la forêt devient un lieu de passage alors que la ville était ce lieu de l’habitat morne et immobile. Dans les bois, tout vibre et semble s’animer. Sans en faire un lieu fantastique, la forêt n’est pas traitée comme un élément totalement réaliste mais semble empreinte d’une certaine magie, non sans rappeler les paysages des films d’Hayao Miyazaki. Elle est un lieu où les enfants perdent leur dominance pragmatique et laisse l’imaginaire s’emparer d’eux. Le film lui-même devient moins linéaire et invite le spectateur à venir se perdre dans l’esprit de la jeune fille. Lieu de passage et moment de transition, ces séquences s’offrent comme un rite d’apprentissage, un voyage intérieur nécessaire pour la reconquête du mouvement et donc l’acceptation des infortunes de la vie.
Film gigogne, Yuki et Nina peut dérouter le spectateur. Mais c’est aussi une vraie expérience de cinéma. Avec pudeur, mais franchise, Suwa et Girardot laissent la parole à l’enfant et en font un personnage à part entière. Face à des mondes que tout oppose, il montre les voies possibles pour avancer malgré tout.