Histoire de fantôme
« Tu fumes trop. » Avec De nos jours…, sorti l’été dernier dans les salles française, Walk Up témoigne d’une inquiétude nouvelle dans la filmographie dense d’Hong Sang-soo. Ses personnages qui fument et boivent joyeusement depuis plus de vingt ans sentent désormais peser sur eux le poids de leur mode de vie débridé. Byung-soo, cinéaste cinquantenaire, part à la rencontre d’une ancienne amie, architecte d’intérieur, pour lui demander de donner des cours à sa fille. Lors de la rencontre, elle lui fait visiter l’immeuble dans lequel elle vit, et qu’elle a racheté et retapé. Byung-soo finira par habiter au dernier étage. Comme souvent chez Hong Sang-soo, la figure du réalisateur est désacralisé. Il n’est ni l’esprit brillant apte à découvrir des idées nouvelles dans la petite poésie du quotidien ni l’intellectuel aigri et hautain, déprimé sous le poids de son intelligence face à la médiocrité du monde. Il est rapporté à des problématiques très triviales, et si jusqu’à récemment, il s’agissait d’une trivialité de jeune homme, notamment autour de la question du désir, c’est désormais le corps vieillissant qui affronte les fatalités matérielles du monde. Désireux de prendre une pause d’au moins deux ans dans la fabrication de ses films et contraint un temps à un régime sans viande, le personnage passe ses journées à végéter chez lui. Les mouvements de sa main pour porter sa cigarette à sa bouche s’accorde avec ceux des feuilles de l’arbre devant chez lui. Immobile et souriant, il se fond dans le décor comme un gentil fantôme. Contrairement à celle du vieux poète de De nos jours…, à qui l’on a interdit de boire et de fumer pour des raisons médicales, son inquiétude est dissoute dans le film, plus abstraite, contaminant peu à peu les lieux – le conduit d’eau bouché dans la salle de bain, symptôme récurrent dans les films de maison hanté.
Le temps en creux
Malgré sa soixantaine passé, Hong Sang-soo se tient un cinéaste « à l’heure », en dessinant depuis une poignée de film une esthétique post-covid. Équipe technique extrêmement réduite – seulement deux techniciens, lui à la caméra et un perchman – films d’appartement, image numérique de mauvaise qualité, il prolonge les contraintes d’un tournage qui serait compromis par les réglementations de la période pandémique. Si cela fut un temps un prétexte à une exploration des potentielles qualités picturales de l’image numérique – ou comment le vert d’une bouteille au milieu de la grisaille d’un appartement peut devenir sujet d’une nature morte – il transcende ici la pauvreté a priori de son image par la richesse de ses ellipses. Le film est chapitré méthodiquement : plan-séquence d’une longue discussion autour d’une table, quelques plans d’exploration de l’immeuble, ellipse, nouveau plan séquence. Leur puissance repose sur deux spécificités. D’abord leur durée est dans un entre-deux : ni quelques heures ou quelques jours, ellipse dans l’action, ni plusieurs années, surgissement en un clin d’oeil du vieillissement des personnages. Elles durent plusieurs mois, et si du temps s’est écoulé, les manifestations de son passage sont à peine perceptibles. De plus, elles sont discrètes. Dans chaque nouveau plan-séquence, ni un carton ni un indice flagrant à l’image ne viendront nous indiquer de façon immédiate qu’une ellipse a eu lieu. C’est au fur et à mesure du dialogue, à travers les indications incomplètes d’un texte qui cherche le réalisme dans sa construction, que le spectateur sera invité d’abord à se rendre compte du passage du temps, puis à le mesurer tant bien que mal. Au début, le personnage retrouve son ancienne amie. Puis, elle lui présente une admiratrice de son travail de cinéaste. Puis, il vit avec cette admiratrice. Enfin, dans la dernière partie, l’écoulement du temps devient impossible à expliquer par des faits, mais par la dérive progressive du personnage vers un état fantomatique. C’est quand l’ellipse devient de plus en plus difficile à saisir narrativement qu’elle s’incarne paradoxalement le plus dans la chair du personnage. À travers l’inscription du temps de la grande dimension romanesque, les séparations, le vieillissement, la mort, dans le temps de la petite variation, rendu à peine perceptible et seulement dans l’observation et l’écoute attentives du déroulé des événements, Hong Sang-soo trouve la grande puissance mélancolique de son film.