Nous sommes en 1963. Le Japon traverse une période de prospérité sans précédent au terme de laquelle le pays parviendra à se constituer comme la deuxième plus grande puissance économique mondiale, juste après les Etats-Unis. Période de mutation au cours de laquelle les valeurs traditionnalistes de l’avant-guerre se voient contrebalancées par une pratique sans vergogne du capitalisme, qui n’est pas sans incidence sur les fondements de la société nipponne. Période, par conséquent, de contestation et de soulèvement populaires : la jeunesse blousée et en colère exprime son mécontentement lors de différents coups d’éclats, dénonce les méfaits de la politique en cours et prône le retrait des forces armées américaines hors du territoire japonais. Cruelle période pour cette jeunesse qui ne voit d’autres solutions que de « se ranger » ou être tenus sans concession pour des exclus, voire des rebuts de la société.
Le sort dévolu à la jeunesse nipponne des années 60 a influencé un bon nombre de cinéastes de la même époque, à commencer par les principaux représentants de la Nouvelle Vague (Oshima et Yoshida, en particulier) qui surent tout à la fois exprimer leurs inquiétudes et signaler les contradictions sur lesquelles la nouvelle société japonaise était en train de s’ériger. Sans réellement aborder ces problèmes de front, Kirio Urayama n’en parait pas moins conscient. Une jeune fille à la dérive, son deuxième long-métrage (récompensé par la Médaille d’Or du Festival de Moscou en 1963), s’expose sur cette toile de fond comme une œuvre particulièrement lucide et alerte. Tel détail dans le cours du récit vient nous rappeler en effet les scissions lézardant les soubassements de la société japonaise de l’époque : creusement des inégalités entre les nantis et les démunis, dédain des hommes à l’égard des femmes, des adultes à l’égard des jeunes, et vice versa, désir de conservation contre désir de lutte, etc. Contrairement, toutefois aux cinéastes précédemment cités – désireux d’inventer un cinéma « coup de poing » dont les œuvres prendraient forme à partir des contradictions sociales qu’elles se chargent de dépeindre – Urayama choisit de traiter son sujet sous le couvert du naturalisme ou, si l’on veut, d’une certaine forme de réalisme psychologique.
Urayama, autrement dit, ne s’apparente pas aux cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise, même si le récit qui l’inspire ici (mais aussi dans La Ville aux Coupoles, son premier long-métrage) développe des thèmes similaires à ceux arborés par les sulfureux longs-métrages de celle-ci. Si l’on devait chercher des correspondances stylistiques entre cette Jeune fille à la dérive et une catégorie bien précise de films japonais d’après-guerre, il faudrait bien plutôt se pencher sur le mouvement mélodramatique porté, notamment, par Keisuke Kinoshita (auteur des 24 prunelles).
« You’re lost little girl »
Mélodrame ? Une jeune fille à la dérive l’est certainement si l’on tient compte de l’efficience quasi tragique du récit : hôtesse dans un bar, une jeune femme éperdue est envoyée dans un centre de redressement après avoir provoqué un incendie et tente de se reconstruire tout aussi bien une identité qu’une place dans la société, grâce à l’influence d’un jeune homme, épris d’elle, lui-même rejeté par ses pairs. Le succès que connaîtra leur projet commun conduira malencontreusement à leur séparation – on l’espère – provisoire et la volonté, soulevée par le traitement de la mise en scène, d’influer directement sur les sentiments du spectateur, en quelque sorte, de l’émouvoir…
Contrairement aux cinéastes de la Nouvelle Vague, encore une fois, Urayama opte pour la transparence du langage cinématographique. Son film conduit à l’identification affective (par les moyens qu’Hollywood a su si brillamment mettre en place : enchainement logique et strictement délimité de l’action ; champs/contrechamps ; respect des raccords de regards, de positions, de mouvements ; personnage centrés à l’écran, etc.) et se structure au gré des trajectoires psychologiques empruntées par les personnages (le film repose sur trois grands mouvements : la rencontre amoureuse, la déperdition, la reconstruction). On reconnait à cet égard l’étonnante habilité avec laquelle le réalisateur rend son récit le plus fluide possible, sans pour autant négliger l’étoffe « psychologisante » dont les personnages s’en vont revêtus.
Ode à l’amour (le film aurait pu s’intituler : « La Promesse »), bien plus qu’un film de contestation sociale et politique, le long-métrage d’Urayama repose sur une logique parfaitement tenue, subtile et originale. Deux séquences passent pour de remarquables morceaux de bravoure : celle soulignant l’ampleur de la crise à laquelle la jeune femme, au premier tiers du film, finit par succomber et celle de ses ultimes retrouvailles avec l’homme qu’elle aime. Urayama y renverse son propre postulat naturaliste en travaillant chacune de ces séquences sur des aberrations dues à la mise en scène : faux raccords de regard et de position stigmatisant la détresse de la jeune femme dans la première scène ; plans subjectifs s’incarnant dans des images floues et déconnectées les unes des autres, comme pour souligner le désarroi qui à ce moment vient hanter le jeune homme. Le lien amoureux, ici, ne passe plus seulement pour un thème (le facteur de fluidité du film) mais pour l’opération nécessaire à la lisibilité même des images : il suffit que l’amour soit mis à mal pour que plus rien ne soit reconnaissable.
La discrétion et la retenue avec lesquelles Une jeune fille à la dérive conçoit sa propre nature filmique en font une œuvre d’une grande richesse, largement accessible.
Sortie le 22 juillet 2009