Il y a dans le cinéma de Joshua et Ben Safdie une urgence à travailler localement un personnage en fuite. Il suffit de voir leur manière de filmer l’échappement. Qu’il soit confiné dans l’espace clos des gros plans à l’épaule (fouillant visages et corps à la recherche de micro gestes) ou jalonné par la vue surplombante de plans de route aériens (vu dans Good Time et visibles à nouveau dans Uncut Gems), l’échappement n’échappe pas au contrôle territorial du cadrage. On le retrouve toujours au cœur des motivations caractérielles (le protagoniste est lancé dans un sauve qui peut (la vie)),
et il progresse en vase clos, s’épuisant à sortir de son périmètre d’évolution, à fuir hors des murs, lesquels – d’un film à l’autre – sont toujours balisés dans la No go zone circonscrite des bas-fonds New-yorkais.
Cette restriction locale joue sur deux fronts. D’un côté elle saisit une authenticité urbaine avec sa fièvre, son pouls, sa circulation. De l’autre, elle appelle à un effet de claustration « en mouvement », ou de « contre-mouvement », faisant de l’échappement une fuite éminemment liberticide. À cette fuite est toujours assignée un sur-place infatigable très paradoxal. Les frères Safdie en tire un caractère névrotique totalisant, à l’œuvre dans tous leurs films, mais suivant des imbrications narratives qui progressivement font évoluer leur système d’emprise. D’avantage resserrée dans Mad Love in New York (2014), The pleasure of being robbed (2008) et même The black balloon (court métrage réalisé en 2012), l’intrigue tire instinctivement vers le monodrame.
Mais à y regarder de plus près, l’autorité monodramatique de ces précédents films ouvre aussi la voie aux destinés plurielles. Si on a affaire seulement à des amorces d’intrigue dans The pleasure of being robbed, où Eléonore, voleuse invétérée déambule dans les rues new-yorkaises, celle-ci croise sur sa route quantité de personnages à même d’ouvrir la fable à d’autres circuits, ouverts pour la plupart le temps d’une scène ou d’une virée nocturne en voiture – sa rencontre avec Josh (Joshua Safdie lui-même) à laquelle le film consacre une large partie. Des circuits qui continuent de grossir dans Mad Love in New York où l’action polarisée sur l’héroïnomane Harley accède à un second niveau la réunissant elle et son amoureux Ilya, toxicomane lui aussi, dans un jeu de fuites conjointes.
La narration s’est largement déverrouillée dans Good Time grâce à l’augmentation significative du terrain de jeu, distendu d’un bout à l’autre des frères Connie et Rick et à mesure que le vecteur mobile de la course de Connie s’étire en avant. Uncut Gems fixe ainsi le point de maturation d’une oeuvre qui n’a cessé d’évoluer en se densifiant, de s’ouvrir à une cartographie à voies multiples où se poursuivent simultanément plusieurs courses en avant.
Pour la première fois, les frères Safdie quittent la zone de New York (seulement le temps du prologue). Au fin fond de l’Éthiopie, deux mineurs extraient une opale brute et sertie de cristaux multicolores. La caméra s’y faufile et entame un circuit cosmique parsemé d’étoiles et de galaxies. Au bout de sa traversée, des conduits orangés et visqueux du colon de Howard Ratner, 48 ans, dont les données s’affichent sur l’écran de contrôle médical. Qu’a permis ce tour de passe-passe ? De relier l’immensité cosmique au destin de Howard, par lequel on est entré, et qu’on découvre « de l’intérieur » (littéralement) grâce à une caméra interne fouillant son estomac à la recherche de polypes. Passé la coloscopie où il est étendu, on ne reverra plus jamais Howard au repos. Bijoutier et parieur compulsif, son caractère insatiable l’astreint à faire des entourloupes financières avec tout ce qui lui glisse entre les doigts. Son pactole sous le bras, il déambule dans le Diamond District sous les yeux effarés de ses créanciers et autres prêteurs à gages, ignorant leurs avertissements et s’enroulant dans un flux de combines toutes plus farfelues les unes que les autres. La dernière en date concerne une opale pure extraite d’une mine éthiopienne qu’il s’est fait expédier et dont il espère tirer une plue-value aux enchères. C’est aussi la plus importante sur laquelle il ait jamais misé puisqu’il compte tout entier sur elle pour éponger ses dettes. Lorsqu’il l’a reçoit jusque dans sa boutique bondée du Midtown, Howard a déjà revêtu les multiples facettes de son personnage kaléidoscopique. Du gangster impulsif et emberlificoteur, il est passé au quinquagénaire mignard et plantureux dans sa garçonnière, puis au baratineur malhabile qui se prend des baffes. Toute cette cartographie émotionnelle donne sa ligne de conduite au film auquel le lacis de trocs et de gageures profite pour s’entortiller. Les Safdie ont beau densifier leur narration, faire circuler Howard dans une flopée d’histoires et de personnages, ils ne font qu’en décupler sa charge d’étouffement. Le rajout d’éléments n’étant que plus fatal à la poussée déterministe de Howard dont l’objectif se veut à la fois précis et indéfini.
Mais d’où vient cette nouveauté rafraîchissante ? Cet alliage de nécessité et d’urgence actif au cœur même de l’indétermination ? Sans doute dans ce que l’action a de plus nomade et, a fortiori, de plus ludique. Le personnage safdien est borné, entêté au plus haut point, et il a tout l’air de décider sa trajectoire. « This is my fucking way ! » hurle Howard, lorsqu’il est empêché de suivre son propre itinéraire. Si Uncut Gems parvient à cette quintessence dans leur cinéma, c’est qu’on n’a jamais vu encore de personnage safdien aussi inarrêtable que Howard, empêché par ses créanciers au moyen du kidnapping (scène jubilatoire où Howard se retrouve pris d’assaut par les hommes de main de son beau frère Arno à qui il doit manifestement une grosse somme d’argent) aboutissant inexorablement à son enfermement dans le coffre de sa voiture pour l’empêcher de vadrouiller et de dilapider leur fortune. Jamais senti non plus l’étau se resserrer dans une conjecture aussi infernale, aussi grosse que menaçante et aussi investie d’obstacles, avec sa quantité de portes et de bodyguards prostrés à chaque couloir. Mais Howard, muni de sa pierre précieuse, semble toujours trouver des échappatoires d’itinéraires. Si son beau frère Arno, son ex-femme et même sa fille ne peuvent plus le voir en peinture, il reste encore son fils, tendre avec son père qu’il admire, et sa petite amie Julia (Julia Fox) folle dingue de lui, prête à tout pour l’aider dans ses magouilles. Ses cristaux étincelants renferment en eux un secret enfoui (de l’enfance et de la croyance du trésor) auquel Howard confie toute sa destinée. Il n’est d’ailleurs pas le seul à croire en ses qualités extraordinaires. Kevin Garnett (dans son propre rôle), joueur basketteur des Celtics, en est captivé aussitôt qu’il la voit. Comme Howard, il la dote illico d’un pouvoir incommensurable, les yeux exorbités devant l’objet-trésor. Et comme lui, ses cristaux l’amèneront bien jusqu’à la victoire ; une première fois, lorsqu’il emprunte l’opale et en absorbe les pouvoirs magiques, Garnett marque et gagne. Une seconde fois, lorsqu’il l’achète carrément et remporte un match phare, déjouant tous les pronostics. Mais même porteur du trésor, on sent bien que pour Howard les possibilités s’épuisent. Conscient en vendant sa pierre qu’il éloigne de lui son pouvoir irradiant, Howard, qui doit rendre sa plus-value à Arno, profite de ce qu’elle peut lui offrir de dernière chance et mise logiquement tout son gain sur le nouveau propriétaire de l’opale, Garnett, en lice pour la finale. Et pour que personne n’entrave ses plans, il enferme (à leur tour) Arno et ses hommes dans le sas de sa boutique. Depuis la vitre blindée, tous le regardent jubiler devant son écran de télévision. Howard fait ce qu’il a toujours fait : jouir seul de ses combines et à la vue de chacun. Devant son employé à la réception de l’opale, devant son chauffeur de taxi à l’annonce au bout du fil d’un pari gagné, devant ses créanciers, physiquement retenus derrière une vitre et forcés de le voir jouir à l’annonce de son ultime victoire. Si la fable se termine dans la même traversée cosmique du prologue, c’est bien pour ré-affirmer toute sa force de ravissement, cristallisée dans les feux de l’opale. Elle métaphorise le trésor enfoui de tout personnage safdien lancé par sa croyance vers une poursuite aussi urgente qu’indécise.