Un principe esthétique déroutant
Avec Un tir dans la tête, cest un film pour le moins déconcertant que nous livre Jaime Rosales. Le réalisateur innove, explore, expérimente, pour présenter une uvre indéfinissable, de telle sorte quil parait difficile, en sortant de la salle, daffirmer clairement si lon a aimé ou non. Dubitatif, le spectateur ne manquera pas de sinterroger sur ce quil a vu.
Lhistoire est celle dun fait divers qui a bouleversé le réalisateur : le 1er décembre 2007, un membre de lETA tue par balle un policier en civil. Ainsi, le film propose de suivre la vie de ce membre de lorganisme indépendantiste basque durant les jours précédant lassassinat.
Caméra à distance, aucune parole, les sons extérieurs pour seule ambiance sonore Un tir dans la tête a de quoi déstabiliser. A la surprise première succède cependant la réflexion, et lon aurait presque envie de se rendre de nouveau en salle afin dobserver plus minutieusement les gestes, les attitudes des personnages. En effet, le réalisateur ne dicte rien au spectateur, il lui laisse donc lopportunité de se « créer » sa propre histoire, dinterpréter les discussions, les relations entre les différentes personnes. Le long regard échangé par « le tueur et le tué » dans la cafétéria de Capbreton est lourd de sens, de profondeur, et toute parole naurait pu que gâcher cet intense instant.
Lesthétique du film est également intéressante et là encore le réalisateur explore, et ce faisant étonne. Prenons pour exemple limage obtenue lorsquil filme (au téléobjectif) les appartements à travers les fenêtres, notamment la nuit : le carré de louverture illuminée contraste avec la noirceur des murs de limmeuble. Limage est belle, intrigante, profonde.
Jaime Rosales, dans le court extrait sonore qui précède le film, dit simplement espérer que lon « trouver[a] cela intéressant » ; eh bien la réponse est définitivement « oui ». Inclassable, Un tir dans la tête a le mérite dinnover et de susciter la réflexion. Il ne manquera certes pas de diviser, mais nest-ce pas une qualité que dinviter à léchange, à la discussion ?
A prendre ou à laisser
Ce dernier film est surtout, pour qui fut sensible aux propositions esthétiques du précédent film de Rosales, La Soledad, le terrain d’un double constat. Celui d’abord d’un manifeste souci, de la part du cinéaste, d’aborder le contemporain, l’histoire récente de son pays, la société espagnole d’aujourd’hui, principalement sur le mode de la distanciation. L’émotion, dans ce cinéma, peut être d’autant plus forte qu’elle n’est au fond le fruit d’aucune manifestation d’affect, d’aucun drame immédiatement identifiable. Il faut accepter au préalable l’idée d’une incomplétude, d’une esquive de la pleine « lisibilité » des signes, pour espérer ne serait-ce qu’un peu se positionner, trancher quant à sa réelle qualité.
L’emploi du split-screen, dans La Soledad, compartimentant les plans, créant au cur même des images une nette « séparation » des êtres pourtant déjà saisissable sans pouvait, au-delà de sa dimension purement « artistique », jouer davantage que prévu sur la réception d’une crise madrilène aux manifestations extérieures très infimes. La transparence du procédé s’accordait, de loin en loin, à l’effective mais pudique « solitude » d’êtres seulement unis par leur commun flottement existentiel.
Gageons que la plus grande radicalité encore du dispositif d’Un tir dans la tête, la fidélité sans faille de Rosales à son intention de départ (ne saisir un drame à venir, sa fatale mais peu évidente survenue, qu’à distance, par le procédé certes très arbitraire du téléobjectif), ne manqueront pas de faire renoncer définitivement nombre de sceptiques. Il n’est pas faux que le film, aussi bref soit-il (à peine 80 minutes), pèse du poids conséquent de son apparente neutralité. Reste que conclure, ici, aussi bien au « chef-d’uvre » qu’à la vaine expérimentation arty ne saurait suffire à expliciter ce qu’est, au final, Un tir dans la tête. Plus proche en effet d’une uvre d’installation interrogeant sans cesse la place du spectateur, que d’un « film » au sens le plus classique du terme, diluant sa fiction tout en garantissant toujours l’identification, la distinction de ses figures, ses corps principaux, l’objet intrigue surtout par son identité toujours fuyante : modelé par le seul présent, tout s’y enfuit comme s’y anticipe.