Si l´ensemble est moins caustique qu´à l´accoutumée, le regard est peut-être moins sage qu´il n´y paraît. Une réussite évidente, mais un film moins attachant que ses prédécesseurs.
Portraitistes féroces de l’Amérique contemporaine, les frères Coen s’attaquent avec True Grit au grand genre, celui qui fait de l’histoire nationale sa toile de fond : le western. Guère surprenant quand on se souvient que le récent No Country for old man, sans s’y apparenter, se plaisait pourtant à en rejouer les codes. Peut-être plus surprenant est le choix du sujet : l’adaptation du roman de Charles Portis de 1968, qui met en scène une adolescente cherchant à venger son père tué pour deux pièces d’or, déjà porté à l’écran en 1969 par Henry Hathaway avec John Wayne (100 Dollars pour un shérif). L’intrigue est mince, le film vaudra alors pour la galerie de portraits dressés et le territoire, aussi bien géographique que mental, traversé. Une petite histoire banale comme symbole d’une nation.
Première surprise donc : True Grit est le premier film des réalisateurs à mettre en scène un enfant, plutôt une jeune ado (Mattie a 14 ans), là où le duo se plaît d’habitude à montrer des quarantenaires souvent mal lotis (à l’exception notable d’Intolérable Cruauté), en pleine crise existentielle et en proie à une réalité des plus troublées. Une enfant donc, mais un comportement adulte. Presque chef de famille, Mattie porte la culotte : règle les funérailles, négocie avec les commerçants et porte le fusil pour venger le père. La jeune Hailee Steinfeld donne une assise particulière au personnage : altière, la voix grave et mature, elle impressionne. Elle apparaît finalement plus adulte, voire plus virile que ses compagnons de route : un mercenaire dépravé et alcoolique (joué par Jeff Bridges, à qui ce rôle colle particulièrement à la peau), qu’elle engage pour la mener au meurtrier, et un jeune marshal bouffi (le toujours poupin Matt Damon), pour qui on ne doit pas plaisanter avec la loi, adjuvants fantasques jouant du conflit de testostérone et du concours de bêtise.
A l’ouest rien de nouveau ?
Peu coenien comme intrigue ? Au moins aussi peu que l’amplitude nouvelle que développe le film. A dire vrai, on respire dans True Grit. Loin des appartements ou hôtels miteux (The Big Lebowski, Barton Fink, Fargo, A serious man…), essentiellement en extérieur, dans les grands espaces américains, le film fait le catalogue des figures imposées du western : expédition à cheval, traversée de rivière, embuscade, fusillade dans la plaine… Rien ne manque dans ce film qui n’a pourtant rien du souffle épique des films de Ford ou Walsh, ni même du film pour enfant à la Contrebandiers de Moonfleet de Lang. True Grit est une quête dont l’objet est sans cesse repoussé et où le suspense est généralement absent : l’enjeu et le coupable sont connus dès le début, ne reste plus qu’à mettre la main dessus.
L’essentiel du film est construit autour du déplacement très lent de la petite équipée, qui permet aux Coen d’observer soigneusement le territoire et d’y inclure les personnages. Dépassant la carte postale, True Grit est magnifique : des plaines à la forêt, le paysage défile à vitesse de cheval ; ses héros y errent, s’y séparent, s’y perdent, s’y retrouvent comme s’il était impossible pour eux de marquer de manière durable ce paysage, de s’y incarner. Chacun, à la dérive, n’aura que cet autre quasi étranger auquel se rattacher. Forme parmi les formes, les cavaliers se noient au sein des troncs décharnés en hiver, se perdent dans l’immensité de la plaine, point vague au sein du plan rappelant le début du film avec l’unique scène montrant le père de Mattie : fondu sur une forme vague d’abord indiscernable, dissoute dans la neige et la nuit sous la lumière vague de son foyer, écho iconographique direct à la première séquence du beau A Serious Man.
"Le châtiment finit toujours par arriver."
Voilà ce qu’annoncent fièrement certaines affiches du film. Le parcours de True Grit est jalonné par la mort. Dans la ville grouillante au début du film, Mattie croise une triple pendaison, joyeux spectacle devant lequel on se masse avidement. On y apprend qu’au pays de la liberté, ce n’est pas le meurtre qui est puni mais le fait de s’être trompé de coupable. C’est l’erreur qu’on sanctionne, pas le crime. Avant la mort, on vous autorise quelques mots ou chants, mais il ne faut pas trop s’étendre non plus. Pas de temps à perdre. Sans parler de l’Indien de passage, qui lui n’a pas le droit de l’ouvrir et semble là tant pour sa vertu décorative que pour faire exemple. Chaque situation du roman – plus proche d’Huckleberry Finn que de la causticité coutumière des Coen – est ainsi soumise au regard ironique des réalisateurs. Le choix du sujet, d’apparence surprenant, on l’a dit, est ainsi à réinterroger en regard d’une filmographie construite sur les faux pas de personnages les entraînant d’une vie inconfortable mais simple à un déferlement de situations toujours plus invraisemblables, impossible à enrayer. En vingt-cinq ans – déjà ! –, les Coen se sont attachés sur un ton de farce confinant de plus en plus au mythe à réactiver les questionnements moraux, anticipant en cela la résurgence desdits questionnements dans le cinéma américain des dix dernières années (pêle-mêle : Nolan, Eastwood, Snyder, le dernier Tarantino…).
Si le seul vol d’un tapis peut mener à la catastrophe (The Big Lebowski), il semble qu’évident qu’on ne sortira pas indemne d’un désir de mort. C’est la mort sous toutes ses coutures que va croiser Mattie durant son voyage, chaque étape étant plus violente : un pendu, le meurtre d’un inconnu, la presque mort d’un ami et enfin bien sûr la confrontation à sa propre fin. Car si l’enfant est forte et courageuse, elle n’est finalement pas modèle. Ce que montrent les Coen, deux heures durant, c’est une ado qui porte un fusil dans un monde où rien ne semble remettre cela en cause. Bien sûr, Mattie se confronte au refus. Mais pas parce que tuer un homme est une idée indéfendable, seulement parce que ce n’est pas le rôle d’un enfant, sans doute encore moins d’une femme. C’est une affaire d’homme, on le lui fait bien comprendre. Le marshal pointilleux calmera ainsi la femme-enfant désobéissante d’une fessée. Mais chez les Coen la vengeance, comme tout manquement à la justice, déclenche immanquablement un retour de manivelle. Si les réalisateurs se montrent ici plus bienveillants car l’héroïne est encore presque une enfant, l’écart de conduite ne restera bien sûr pas impuni. On ne repart jamais vraiment entier d’une expérience avec les Coen.
Ce dernier film a un abord plus classique, peut-être même plus immédiatement séducteur – l’image devenant presque hypnotique par tant de grandeur. Mais sous la séduction se cache un triste fait : True Grit (« le cran véritable ») ou l’histoire d’un enfant devenu meurtrier. Chassez vos démons, ils reviendront en courant. Même dans cette fresque grand format plus sage, moins mordante et peut-être pas l’élément le plus intéressant de leur filmographie – l’avenir nous le dira –, les motifs et obsessions des réalisateurs viennent craqueler le vernis classique du western. Vengeance contre justice : une histoire contemporaine de l’Amérique ?