Nombre de papiers critiques sont dithyrambiques à l’égard de Splice, à juste titre eu égard à la qualité indéniable de cette démarcation très shelleysienne des aventures de Dolly au pays des dérives bioéthiques. Il apparait pourtant surprenant (et même frustrant), que sous prétexte que Splice soit un film de SF, on ne le traite que par le petit bout de la lorgnette de la Hard Science, tant le discours sociétal pur et dur (et d’un pessimisme patent) s’y étale en indices trop multiples pour être fortuits. Bien entendu, la prospective scientifique de l’objet est solide et soulève ses propres questionnements, notamment en ce qui concerne la bioéthique, la marchandisation du vivant ( ce qui est moins anodin qu’on pourrait le penser : aujourd’hui déjà, l’on brevette des êtres vivants en tant que technologies, au nom de grandes sociétés cotées en bourse ), la virtualisation des rapports humains, le contrôle de la recherche et plus largement la notion de progrès technique et les questions qui en découlent. Mais, une fois débarrassé de ses atours les plus évidement science-fictionnels, que raconte au final Splice ? Deux jeunes gens, membres productifs de la société mais aussi foncièrement immatures, font un enfant par la grâce de la procréation médicalement assistée. Objet de tous les caprices (après tout il en est un lui-même), l’enfant sert de réceptacle à tous les désirs plus ou moins refoulés de chacun de ses géniteurs, qui le traitent tantôt en enfant-roi, tantôt en animal de compagnie. Enfants eux-mêmes, leur relation avec un être qu’ils ont conçu pour eux et non pour lui-même est pour le moins ambiguë, laissant la porte ouverte à l’inceste et aux pires maltraitances et castrations, symboliques ou non. Dans un tel environnement pathogène, l’enfant d’abord innocent devient littéralement un monstre œdipien aux passages à l’acte violents, uniquement préoccupé de toute-puissance et de domination, seule issue d’une cellule basée sur la collusion d’égocentrismes puérils eux-mêmes prostrés dans un sentiment de toute-puissance informulé mais jamais dépassé. Explications.
Bien plus que tout autre genre de récit narratif, la science fiction se caractérise non par son folklore (sciences dures, prospective technique) mais en ceci que ce folklore sert de tremplin à des considérations universelles : humanité/non humanité, politique, religion, rapport à la technologie, au temps, à l’espace, au réel, etc.. Herbert, Ballard, K. Dick, Asimov, Huxley ou Verne développent ainsi, plus ou moins en filigrane, des réflexions théoriques complexes sur leurs terreaux mythologiques et techniques, au point de rencontre de la distance que leurs univers entretiennent avec le nôtre, et du vérisme de leur démarche d’écriture. Ce faisant, ils prennent la philosophie, engluée plus ou moins dans le quotidien et les sciences humaines depuis le situationnisme, pour mener des questionnements qu’on ne trouve plus que dans ce domaine fictionnel "fantaisiste", ou dans les publications scientifiques les plus pointues d’astrophysique ou de neurobiologie.
Au fil de sa filmographie, Natali s’approche par la métaphore de considérations sociologiques que l’on retrouve par exemple dans le cycle Dune de Herbert (tomes 4 à 7 principalement), concernant les multiples modes de coercition sociale et technologique, la pulsion messianique et la notion même d’individu au sein de structures données. Elevated et plus encore Cube montrent des sociétés schématisées à l’échelle de petits groupes humains archétypaux s’écrouler sous la pression de la lutte pour la survie, démontrant que le plus court chemin d’une barbarie à l’autre semble bien être la civilisation. Le constat est pessimiste, et l’ouverture proposée par la "victoire" du simple d’esprit ne fait qu’en entériner l’amertume : plus il est "malin", "performant" en société, spécialisé dans ses compétences, plus l’être humain se ravale rapidement au rang de la bête féroce, le calcul froid en plus. Sous ses dehors de fable dickienne, Cypher fait fort lui aussi : dans un monde "corporate", mais par extension dans tout groupe humain (voir les séquences domestiques), l’individu est une quantité négligeable et même un mythe (en tant que construction légendaire: pensant être unique, être soi, et acomplir des choses en son nom propre et selon ses intérêts, l’agent économique s’avère un rouage mieux huilé de la société qui le produit. Ce constat politique se retrouve d’Adam Smith à Aldous Huxley en passant par la SF pessimiste américaine des années 70) mis en place pour la régulation (comment ne pas penser à ce titre aux notions modernes de "marketing de niches" ?), sauf dans le cas des électrons libres et agents provocateurs que le corps social cherche à éliminer à la manière de virus informatiques. Révolutionnaire, libertaire, la morale de ces récits? Le méconnu Nothing montre bien que le pessimisme de Natali envers l’humanité n’est pas soluble dans la liberté d’action de l’individu, ou en tous cas dans cette vision tronquée que développe notre temps de la liberté individuelle, dominée par un égocentrisme d’enfants en bas âge : devenus virtuellement omnipotents par la soustraction des éléments du monde qui les dérangent, les deux personnages ne sortent pour autant jamais de leur carcasse, ni de l’immaturité qui les pousse à ne chercher que des solutions simples (i.e. l’amputation du réel plutôt qu’une appréhension plus poussée de celui-ci). Lorsqu’arrive l’inévitable point de rupture, il ne reste plus qu’à s’entretuer.
Splice apparaît comme une synthèse de ces jugements sans appel. Y sont dénoncés l’immaturité individuelle, son encouragement à l’échelle de sociétés entière par les agents décideurs du monde économique (on revient à la main invisible et au marketing de niches), ses effets délétères sur la (les) génération(s) suivante(s) jusqu’à des cataclysmes (sociaux, guerriers, écologiques) dont il est difficile, voire impossible, de prévoir les futurs et successifs raffinements d’abjection.
A vrai dire, devant Splice on pense beaucoup à Philippe Muray, grand – et salubre – sceptique devant la joyeuse parade pimpante de l’époque, joyeuse et pimpante elle aussi (et disponible en plusieurs parfums pour masquer l’arrière-goût des charniers qui la contituent). Un article en particulier publié à l’époque dans le regretté mensuel L’Imbécile, où celui-ci s’étonnait du culte de l’Enfant-Dieu devenu omniprésent dans les pays occidentaux, dénommé par lui infanthéisme et qu’il qualifiait de "maladie infantile de l’humanité contemporaine sénile" avec la verve qui le caractérisait. Ainsi « l’infanthéisme fait rage quand justement il n’y a plus d’enfants ni d’enfance. Plus d’adultes non plus par la même occasion. La frontière entre les deux stades s’efface au profit du premier dont l’adulte infanthéiste épouse à toute allure les goûts, la façon de parler, de jouer, de croire ou de ne pas croire, de s’émouvoir, de réclamer des friandises et des divertissements mais aussi des lois qui le protègent des dangers du monde extérieur », et « l’infanthéisme (…) est d’abord une auto-croyance, un auto-culte, le culte de soi-même idéalisé, de soi en tant que néo-enfant tout-puissant ».
Guillermo del Toro tenait des propos similaires en promotion de l’Espinazo del Diablo , en réponse aux étonnements d’interviewers devant son absence de scrupules à tuer ou blesser des enfants dans ses films. Il remarquait ainsi qu’à Hollywood et plus généralement en termes de climat culturel, l’enfant est devenu une figure fantastique au même titre que le vampire ou le loup-garou : parfait, immortel, invincible, ayant toujours le bénéfice de l’innocence mais toujours aussi une réplique sarcastique concernant la vie sexuelle ou sentimentale des adultes… Del Toro a depuis sauvé Splice du development hell en le coproduisant, et c’est peut-être autant par proximité philosophique que par goût du film de monstre. Film de monstre qu’est tout de même principalement Splice, son concept démarquant bien entendu Frankenstein, mais en en biaisant d’emblée le concept de base – le Nietzsche de "la mort de Dieu" étant passé par là depuis l’écriture du roman. Ici, les scientifiques ne jouent pas à Dieu, ils jouent tout simplement, incapables de voir plus loin qu’eux-mêmes et oublieux des éventuelles conséquences de leurs actes. Jusqu’à Elsa qui, reproduisant les maltraitances qu’elle a elle-même subies, ne se rebelle pas par ses actes contre une figure tutélaire mais en réplique le modèle, sans filtre ni réelle réflexion préalable. D’autant que le fait qu’elle ait intégré son propre ADN dans Dren, à l’insu de son conjoint, indique déjà à quel point l’enfant obtenu est instrumentalisé d’emblée (la raison d’être de leurs travaux est de produire une hormone – voir les créatures Ginger et Fred – mais la conception de Dren sert aussi à combler un désir de maternité que par ailleurs elle nie).
Car les indices de sa prise de position, Natali les dissémine partout dans son film. Dans sa structure narrative elle-même, nous l’avons vu, mais aussi et surtout dans les éléments de son imagerie et la caractérisation de ses personnages : ne supportant pas de travailler si l’environnement n’est pas personnalisé sous la forme du loisir (fonds musicaux, gadgets), ils s’habillent et vivent comme des adolescents (la déco de l’appartement, remplie entre autres d’artoys, d’objets de design à la mode et de posters à la manière d’une chambre d’étudiant), ont du mal à investir leur relation hors du stade du "chuis-beau – t’es-belle – on-baise", et conçoivent Dren en catimini, par défi envers une autorité qui leur a refusé d’avancer bille-en-tête, comme on fait le mur pour aller taguer le lycée en buvant de la vodka bon marché. Une fois celle-ci née, ils la vêtent de petites robes, la nourissent de bonbons et alternent ébaubissements quant à ses mille merveilles et crises d’autorité aussi ponctuelles qu’incongrues. Ne reste plus qu’à mettre l’infortunée sous cloche (dans le labo, le sous-sol, la caisse de transport puis la grange), tant physiquement qu’intellectuellement. La conséquence directe de tels comportements est l’explosion, à l’adolescence de Dren, de toutes les pulsions contradictoires qui déferlent sans frein.
Le parallèle est évident avec les enfants et adolescents tueurs, adeptes de pornos hardcore, d’alcoolisations massives, de tortures de SDF, etc. etc., et qui font les choux gras de la presse à faits divers depuis une trentaine d’année. Successivement, les medias et/ou personnalités politiques jamais bégueules dans l’anxiogène, auront accusé, pour expliquer le phénomène, les video nasties, les jeux de rôle, la télévision (ah, l’adoption de la V-chip au début des années 90 !), les jeux vidéos, Internet, le black metal… Une cause plus diffuse, mais nettement plus convaincante, pourrait justement être la déréalisation générale d’un certain occident, cet imaginaire entièrement rose et bleu pastel dans lequel on cherche à confiner l’enfance, tant dans sa vie physique que psychique, en le protégeant virtuellement de toute expérience traumatisante ou simplement désagréable. N’ayant pu construire, enfants, leur imaginaire sur des limites telles que peur, douleur, pathos ou frustration, il apparaît logique, du moins explicable, qu’arrivés dans le maelström émotionnel, hormonal et conflictuel de la puberté, ils recherchent ces limites, cette réalité, avec une force d’impact décuplée par l’inertie acquise sur plusieurs années d’enfances sans histoires.
C’est ainsi que Dren évolue, et commence à manipuler son entourage et en particulier Clive, son "père" putatif qui aurait plutôt un rôle extérieur, repoussé hors de la relation entre elle et sa mêre. Lui-même a un comportement tranché envers Dren, il essaie à plusieurs reprises de la tuer dans un reflexe quasiment prophylactique, bientôt teinté par le dépit narcissique : la scène de la noyade intervient après qu’Elsa ait refusé de faire un enfant avec lui, alors qu’elle s’investit bien au-delà de l’éthique avec son sujet d’étude. Le fait de simplement vouloir annuler l’expérience clandestine (par élimination de Dren donc) avant de se faire prendre, ne fait pourtant pas de Clive un agent de la modération ou de la maturité ; elle serait plutôt à voir comme une expression Peter Pannesque de vouloir absolument rester (ou retourner) dans un statu quo sécurisé "d’avant tout ça", comme l’on souhaiterait à l’issue d’une rupture douloureuse n’avoir jamais rencontré l’objet de son tourment, ou comme on forcerait sa petite amie à avorter…
Seul référent masculin de Dren (manifestement hétérosexuelle), mais suffisamment extériorisé pour être un objet de convoitise, il sera rapidement séduit par la créature lorsque sa rivalité avec sa mère sera, elle aussi, sortie de gestation. Le spectre de l’inceste plane, mais ne se posera réellement qu’à l’occasion du "climax" qui voit une Dren totalement pervertie par une éducation calamiteuse, et qui transgresse volontairement ledit tabou.
Car Dren est tout d’abord innocente, la répétition d’une séquence de tuerie animalière suffit à le souligner : lors de sa première sortie, elle tue et dévore un lapin, mais il s’agit d’un geste animal, instinctif, en somme ingénu, qui n’est pas sans rappeler la Jennifer de Dario Argento dans le segment éponyme des Masters of Horror. Lorsqu’elle se bat contre Elsa dans le but de se débarasser d’une rivale et de s’affranchir de mauvais traitements absurdes, elle pique le chat dont elle s’était entichée à l’aide de son aiguillon dans une démonstration perverse de pouvoir. Une fois qu’elle a repris le dessus, Elsa ne s’y trompe pas et entreprend d’emblée de castrer Dren de son appendice caudal. Qu’à cette occasion, Clive passe d’objet de référence et de désir à simple sujet de pulsions et de rétorsions, est évident et logique. Vers un dénouement qui ouvre le sujet du point de vue scientifique, mais laisse le protagoniste restant dans le même état de grand poupon capricieux, boudant devant le gâchis par lui-même engendré.
Dernier point : les lectures scientifique et sociétale ne sont pas opposées, elles sont bel et bien complémentaires. La science, comme toute activité humaine, s’inscrit dans son époque et les climats sous lesquels elle est pratiquée. Que Natali émette des réserves quant à la société qui produit Clive, Elsa et finalement Dren, n’implique pas qu’il n’a pas d’empathie pour ses personnages. Justement, il les accompagne presque sans les juger, leur donne des occasions de mûrir, de s’amender, de tout simplement ne pas trop mal faire. Ce faisant, il constate avec eux les conséquences logiques de leurs errements, et par la même occasion, le spectateur le peut lui aussi, en étant tout aussi fasciné et attiré par la créature que le sont les protagonistes. A ce titre, le parallèle fait à l’envi avec le Cronenberg de la première époque,surtout The Brood, est intéressant : si un regard trop distrait ou rapide ne permet de voir que de la prospective scientifique, le tout est sous-tendu par des thêmes sociétaux très forts : pour la petite histoire, The Brood était la réaction explicite de Cronenberg à Kramer contre Kramer, qui l’avait horrifié alors qu’il traversait des épisodes similaires. Décidément, les territoires de la SF et plus généralement de l’imaginaire, c’est-à-dire d’une pensée qui dépasse le quotidien de l’individu, de l’ici et du maintenant, peuvent constituer des instruments de métaphore précieux pour appréhender cet ici et ce maintenant. Mais c’est aussi bien plus que ça : en dépassant l’immédiateté de l’appréhension facile d’un réel tronqué par le rationalisme bon teint, ces domaines forcent à une vision plus mature des choses. Pas mal pour des genres considérés souvent comme infantiles.