Représenter la vie privée d’Edward Snowden
La représentation de la personnalité d’Edward Snowden était jusqu’ici mise en scène et régie selon une présence à la fois directe et imperceptible, assez abstraite : dévoilant pas à pas une histoire personnelle concise, se limitant aux données primordiales permettant de comprendre son engagement tout en corroborant son statut de source auprès des journalistes, l’ancien employé de la NSA se distingue par sa rationalité, son assurance tranquille tout au long de sa démarche et une sensibilité palpable accompagnée d’une certaine opacité relative à sa décision sacerdotale et forcément existentielle. C’est dans ces « trous » privés que le réalisateur américain est allé fouiller pour construire son biopic, développer une narration plus ou moins calquée sur l’histoire du lanceur d’alerte. D’un engagement raté dans l’armée suite au 11 septembre 2001, au déroulement de son histoire amoureuse avec sa compagne Lindsay, Oliver Stone ne propose hélas qu’un ramassis de scènes clichés et inabouties, à mille lieux de l’épaisseur humaine d’Edward Snowden et d’une psychologie bien plus insondable, alors qu’elles auraient pu, davantage explorées, lancer de véritables pistes réflexives.
Une mise en scène embarrassée
Les traits de la mise en scène sont grossis, à l’instar de cette séquence d’ouverture qui rejoue la première rencontre entre Snowden et les deux journalistes (Glenn Greenwald a décrit cette prise de contact dans son livre Nulle part où se cacher, 2014) en usant maladroitement des sonorités du thriller ; à travers une image au grain marqué, qui tend vers l’esthétique de clip et des motifs visuels en forme de pupille pour rappeler la menace de surveillance et l’acculement constant trop aisément identifiables dans leur geste. Le cinéaste, à son habitude, a l’ambition de cerner le sujet sur tous les fronts : celui de l’intime, à travers le portrait personnel de Snowden, de la connaissance technologique (éclairer le spectacteur au sujet des dispositifs dont il est question, tel XKeystore, un programme de surveillance développé par la NSA) et du politique en égrénant notamment son œuvre d’extraits de discours de dirigeants américains et du président américain Barack Obama lui-même ; tout un ensemble de données interdépendantes qui auraient mérité d’être abordées de manière moins aléatoire. Sans se départir de l’approche toujours partisane qu’on lui connait, Oliver Stone frôle parfois la caricature (le personnage de Corbin O’Brian) au risque de diminuer la force d’un propos qui a pourtant sa pertinence : par exemple les raisons ambiguës qui déterminent les décisions d’une surveillance de masse illimitée. C’est dans son procédé de vulgarisation, d’accès global et de clé d’ouverture au sujet qu’il traite, sans sombrer dans un cinéma racoleur, que le film possède ses vraies qualités.
L’interprétation de Joseph Gordon-Levitt, pourtant juste, procède d’une ventriloquie (la diction de l’acteur calquée sur celle de Snowden) trop rudimentaire et achève de faire échouer le film : celui-ci, incapable de ne pas se clôre sur le véritable Edward Snowden, lors d’une allocution vidéo depuis son lieu d’asile à Moscou. L’homme, vêtu d’une tenue sombre, conserve une forme d’impassibilité. Un robot de téléprésence est venu le répresenter sur la scène du lieu de la conférence. Dernières images qui rendent ternes deux heures de fiction enfin chargées, dans une sorte d’angle mort conceptuel, d’une matière pénétrante à même de rendre perceptible, par le biais de l’image, les enjeux intimes ayant présidé à l’action sans retour de cet être remarquable.