Ecrin rigide pour regard ambigu
Sur un fil narratif évoquant lointainement Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), Silence se déploie à rebours des attentes : austère, trapu et résolument anti-spectaculaire – soit un contre-pied manifeste dans l’œuvre de Martin Scorsese. Avec ce projet qu’il mûrit depuis près de deux décennies, l’auteur new-yorkais creuse une veine introspective, personnelle, ignorante des tendances et du « style » qui a pu faire sa renommée. Pour conter cette histoire de foi, celui qui hésita un temps entre le cinéma et les ordres opte pour une exigence de dépouillement, maintenue tout au long de ces presque deux heures et demi de métrage. Pourtant, l’aridité formelle ne sied que modérément au cinéaste : son film est d’autant plus puissant et fiévreux dans les scènes de violence (celles-ci, extrêmes mais jamais complaisantes, comptent parmi ce que Scorsese a fait de mieux), qu’il apparaît vidé d’énergie, comme éteint, dans ses nombreux « temps morts ». En atteste cette première heure poussive, décharnée, où la parole abonde sans réellement prendre corps. La parole – enjeu de première importance dans Silence, qui se repose probablement trop sur la volubilité des échanges et le recours à une voix-off commentant les états intérieurs (réels ou supposés) des personnages : ce silence du titre, que l’on retrouve à l’orée et au terme du parcours, reste quelque peu déserté dans la chair du récit. Au final, trop de mots, peu d’images incarnées, et un film qui peine à faire résonner cette vibration inhérente à l’engagement spirituel.
Quelques semaines après Tu ne tueras point (Mel Gibson, 2016), Andrew Garfield réendosse l’habit de la figure christique habitée par une foi indéfectible. Le projet de Scorsese est cependant plus complexe, plus torturé. Si le père Rodrigues et son confrère sont secrètement accueillis en êtres providentiels par des autochtones convertis (les kirishitan), la situation se révèle particulièrement instable, dans un Japon où les catholiques sont l’objet d’une intraitable persécution par le régime impérial. Silence se fonde alors sur un renversement riche de perspectives : condamné à assister aux supplices des kirishitan s’il n’abjure pas sa foi, le père Rodrigues se retrouve confronté à un paradoxe intenable, où la fidélité à des préceptes d’amour sème malgré elle la souffrance et la mort. Combien de vies valent la croyance d’un seul homme ? L’un des moments-clefs du film est celui qui interroge frontalement son image : le jésuite se mire à la surface de l’eau, quand le visage du Christ vient se substituer au sien. Tel un Narcisse admirant son reflet, le père Rodrigues ne se rêverait-il pas alors en martyr héroïque ? La loyauté absolue du personnage envers l’idée qui l’anime, en s’exerçant au détriment de la vie d’autrui, ne pèche-t-elle pas surtout par excès d’orgueil ? Sur ce fil ténu, sensible, Scorsese avance masqué, avec un mélange de froideur et d’empathie.
Limites et perspectives d’une foi
L’autre scène-pivot, qui concentre toute la seconde moitié de Silence, voit le père Rodrigues retrouver le père Ferreira, et apprendre de la bouche de ce dernier la raison de sa conversion, ses nouvelles convictions se traduisant par la rédaction d’un pamphlet anti-chrétien. L’échange, d’une grande richesse, offre ce contrepoint nécessaire au regard univoque du jeune jésuite, invitant à une remise en question des missions évangélisatrices. Pourtant, tout, de la mise en scène distante, disposant les émissaires japonais comme une présence sourde de menace, jusqu’au jeu défait et soucieux de Liam Neeson, donne l’impression de formuler autre chose : que le père Ferreira s’exprime nécessairement sous la contrainte. Cette contradiction assez nette entre le discours et le sentiment affaiblit la portée du récit et de ses questionnements, en reléguant la figure de l’autre à une simple puissance d’oppression. Dans les faits, Silence maintient une certaine objectivité ; dans le cœur, il reste un film chrétien. C’est sa force, et sa limite.
Sa force, en tant qu’œuvre d’un artiste qui ose questionner sa foi et la légitimité de ses pratiques ; sa limite, parce qu’il manque la confrontation la plus prometteuse (dont la représentation ridicule de l’inquisiteur constitue le premier faux pas), en ramenant la porosité entre les cultures à un pur exercice de dissimulation (le père Rodrigues, comme son mentor, doit se faire passer pour un converti alors qu’il reste, en son for intérieur, un pur chrétien), à un rapport contraint accentuant l’écart qui les sépare. Sur ce point, le fait réel dont s’inspire Silence (le film, et le roman d’origine) recèle plus de mystères et d’aspérités : là où Scorsese rejoint la vision de l’ouvrage de Shūsaku Endō – à savoir que le héros et son mentor apostasient, sans conteste, par compassion pour les kirishitan –, un historien comme Jacques Proust soutient qu’en vérité l’abjuration du père Ferreira, ainsi que sa diatribe écrite à l’encontre de la religion catholique, serait le fruit d’une conviction réelle, d’une remise en question mûrie depuis des années, et que la rencontre avec la culture japonaise aurait réalisée (1). Que Scorsese ne laisse pas son film ouvert à de semblables potentialités, en excluant in fine tout ce qui relève de l’indécis ou de l’aporie, tend à amoindrir la place accordée à la question de l’altérité, mais surtout à éloigner le spectre embarrassant qui plane sur les motivations originelles des protagonistes (la violence terrifiante des autorités japonaises n’est-elle pas finalement l’écho de cette tyrannie, plus sourde, qui consiste à convertir une culture étrangère à la sienne, et dont les pères Rodrigues et Ferreira restent tout de même, ne l’oublions pas, d’éminents portes-paroles ?).
On pourra toujours rétorquer que le cœur du sujet n’est pas là, ce qui est assurément vrai : Silence ne s’intéresse pas à la confrontation de deux cultures, mais au rapport d’un être à sa propre culture. La béance n’en demeure pas moins réelle. Au terme du voyage intérieur du père Rodrigues s’opère une transformation, un réapprentissage, où il est question de se renier aux yeux des autres pour comprendre l’essence véritable de la foi : qu’elle existe par soi, s’exerce pour soi, et ne saurait se résumer à des icônes, des images. De fait, le silence du titre ne renvoie plus tant à celui d’un Dieu hypothétique, qu’à la ferveur muette d’une croyance qui ne se dit plus, ne se clame plus comme telle, mais se vit d’autant plus. Le film semble alors trouver son propre remède : à défaut de présenter de manière convaincante la culture de l’autre et l’impasse du principe évangélisateur, il invite à une spiritualité personnelle, débarrassée de toute volonté expansionniste, de toute manifestation extérieure. Or, de ce point de vue, l’ultime plan de Silence est un aveu d’échec, puisque Scorsese s’en remet précisément à un symbole matériel, un signe du visible, comme preuve de la survivance intérieure d’une foi. C’est tout le paradoxe de cette œuvre boiteuse et tourmentée qui rallie, à un geste intime de cinéaste, des questionnements toujours plus actuels.
(1) De ce fait, la lecture de La supercherie dévoilée : une réfutation du catholicisme au Japon au XVIIe siècle (Jacques Proust, éditions Chandeigne, 2013) apparaît comme un précieux pendant au film. D’un côté, une fiction modelée sur une conviction personnelle ; de l’autre, un travail d’historien reposant autant sur des faits que des déductions. A l’arrivée, deux visions incompatibles d’un même homme, qui interrogent sur une certaine aporie du réel, ne laissant qu’une seule certitude : le père Ferreira aura emporté son secret avec lui.