Révélations

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Après le face-à-face légendaire de « Heat », Michael Mann revient avec deux pointures du cinéma, Russell Crowe et Al Pacino au sommet de leur art.

Aux États-Unis, Jeffrey Wigand, ingénieur et cadre supérieur de Brown and Williamson Tobacco, une industrie du tabac, est licencié. Son départ intervient quand il s’oppose à l’ajout d’ammoniac dans la nicotine des cigarettes produites par sa société, ammoniac qui décuplerait les effets d’accoutumance à la cigarette. Alors qu’il quitte la société, Lowell Bergman, un journaliste d’investigation, contribuant à un show regardé par des millions d’Américains, Sixty Minutes, pour la chaîne américaine CBS, s’intéresse aux mensonges de l’industrie du tabac. De cette rencontre naît un désir commun de contrer la communication faite par l’industrie du tabac.

L’histoire est vraie, inspirée des révélations de Jeffrey Wigand en 1994, d’après un article de Vanity Fair, The Man Who Knew Too Much, de Marie Brenner. On apprécie la référence hitchcockienne. Le sujet qu’il traite, les mensonges de l’industrie du tabac, n’est pas nouveau en 1999. Le portrait de ce mercenaire bienfaiteur de la santé publique a déjà inspiré des biographies et des émissions de télévision. C’est pourtant autre chose que l’on retient dans cet opus. Révélations est un film bicéphale, partagé entre deux personnages, Jeffrey Wigand et Lowell Bergman, respectivement interprétés par Russell Crowe et Al Pacino. Une victime et un journaliste. Une source et son protecteur. Michael Mann y livre une réflexion pertinente sur la conscience individuelle dans le contexte de nos sociétés modernes et distille un film sur les effluves du grand journalisme.


Jeffrey Wigand, figure du dilemme de la conscience individuelle

Dans le répertoire de Michael Mann, Révélations n’est pas le film le plus charismatique. Dans son précédent long métrage, Heat (1995), Michael Mann confronte avec brio la conscience d’un policier et celle d’un gangster. Révélations se présente plus modestement. Jeffrey Wigand est un père de famille, marié à une épouse discrète, il a deux jeunes filles dont l’une asthmatique sévère, une maison cossue dans une banlieue résidentielle, et possède une Audi statutaire. Ce cadre supérieur d’une industrie du tabac fait face à un licenciement. Pourtant, dans ce costume bourgeois, l’interprétation de Russell Crowe est saisissante, émouvante. Un mélange entre un homme crispé par le silence, à l’image de Dustin Hoffman dans Rain Man (Barry Levinson, 1988). Et un homme prêt à exploser, obsédé par la vérité, marqué par un profond malaise à l’instar de Paul Newman dans Le Verdict (The Verdict – Sydnet Lumet, 1982). Ce n’est pas la conscience d’un père de famille que décrit Michael Mann. Mais véritablement celle d’un salarié en lutte contre son employeur, comme le petit David contre le Grand Goliath.

 

 

Jeffrey Wigand, acteur puis témoin d’un processus néfaste pour la santé publique, s’oppose à la politique commerciale et mercantile de son employeur. Menacé par ce dernier, légalement par un accord de confidentialité et officieusement par une surveillance de sa personne, Jeffrey Wigand est contraint au silence sur les pratiques dangereuses de Brown and Williamson Tobacco.

Sa conscience peut-elle être achetée ? Son silence équivaut-il à une corruption de sa conscience ? Ce qui frappe dès les premiers instants de sa lutte, c’est le dilemme qui l’anime. Vérité ou silence. Miné par ce licenciement, il a du mal à faire face à sa famille. La première altercation avec celle-ci témoigne d’une fuite en avant du personnage. Il se terre, se replie sur lui-même. Michael Mann aborde de façon frontale la notion de culpabilité. Victime, le personnage de Jeffrey Wigand se sent coupable de ne pouvoir agir, d’être impuissant. Jusqu’au dénouement, il est paralysé. Michael Mann retranscrit avec justesse le temps nécessaire au personnage pour avancer. Jeffrey Wigand est constamment partagé. Entre besoin de justice ou pragmatisme sécuritaire. Entre une lourde vérité ou la protection de sa famille. Jeffrey Wigand le dit clairement dans un moment d’hésitation : « I can’t seem to find the criteria to decide. It’s too big a decision to make without being resolved in my own mind » (« Je n’arrive pas à prendre quelconque décision. Je n’y arrive pas car je n’ai pas résolu ce dilemme en moi »). Il se laisse porter. Sur ce point, la conscience du personnage est en apparence faible.

Dans son processus de réaction, Jeffrey Wigand trouve toutefois une forme de soulagement : l’enseignement. Il accepte de devenir professeur de chimie dans un collège. Outre son aspect alimentaire, ce travail lui permet de reprendre confiance en lui. Ce qui intéresse Michael Mann, c’est davantage le chemin qui guide l’esprit du personnage vers une sortie de secours. Il y a cette scène fabuleuse où Jeffrey Wigand, assis sur une chaise, s’évade dans ses pensées. Il pense à sa famille, à un moment de bonheur sans la pression qui l’entoure. La musique de Lisa Gerrard et de Pieter Bourke parachève ce moment dans un onirisme assumé et captivant. Le film ne propose pas de paradigme, mais plutôt une illustration. C’est un portrait plein d’affection pour un personnage, pour ses faiblesses, pour son humanité. Cette marque d’affection témoigne de la sensibilité de Michael Mann, qu’on réduit parfois trop souvent à un efficace réalisateur de film d’action.

Lowell Bergman, figure de la libération de la parole par le journalisme

Le film démarre sur une scène spectaculaire. Lowell Bergman, journaliste de terrain, est emmené, cagoulé à la manière d’un prisonnier, dans un endroit hostile et secret pour y rencontrer le cheikh Fadlallah. Dans un plaidoyer pour son émission, Lowell Bergman plaide pour un journalisme objectif et indépendant de toute pression. Introduction démonstrative, la trame narrative est quant à elle orientée vers les manipulations de l’industrie du tabac.

Aux États-Unis, le mensonge est un péché mortel. L’histoire des présidents américains suffit à s’en convaincre. Révélations aborde en trame de fond la déclaration commune des sept dirigeants de l’industrie américaine du tabac qui, devant le Congrès des États-Unis, ont notamment déclaré sous serment que la nicotine n’était pas addictive et la fumée pas dangereuse pour la santé. Révélations se présente donc aussi bien comme un combat de journalisme, qu’un film critique sur l’industrie du tabac.

Derrière un apparent conflit salarial entre Jeffrey Wigand et Brown and Williamson, se cache en réalité un problème plus profond de la société américaine : la valeur du secret des affaires face à l’ordre public moral. Le milieu des affaires est omniprésent et omnipotent. Le journalisme d’investigation est présenté comme un rempart contre ce cinquième pouvoir. Défendeur de la santé publique, le journaliste Lowell Bergman interprété par Al Pacino s’empare de cette lutte comme si elle était sienne. Michael Mann, par une multitude de détails, nous rappelle l’engagement de Lowell Bergman pour le débat et cette quête de vérité. Chez lui, on trouve un portrait de César Chávez, figure emblématique du syndicalisme américain. C’est cette conviction qui enflamme le personnage et le conduit à mettre en jeu sa propre carrière. Ce type de journalisme est une passion, une addiction. Michael Mann place d’ailleurs l’action davantage au niveau des moyens requis pour révéler la vérité au public, que véritablement du ressenti de la population.

 

Le journalisme d’investigation appelle un travail de fond, d’enquête, de vérification et de protection des sources. L’échange entre Jeffrey Wigand et Lowell Bergman par télécopie est symptomatique. Le journaliste supplie littéralement sa source de lui répondre. Il reçoit en retour un énigmatique : « I can’t talk to you« . Le risque est trop grand pour qu’il parle à un journaliste : « Can’t talk ? Won’t talk ? Don’t want to talk to me ? », insiste Lowell Bergman, « Can’t. Won’t. Don’t want to… », conclura Jeffrey Wigand. Michael Mann nous présente une solution naturelle : la confiance réciproque entre un journaliste, chevalier de l’information, et une source, patiente d’une thérapie de la vérité. Mêlant intuition, résignation, vérité, détresse, inspiration et manipulation. Michael Mann détaille l’importance de la protection des sources journalistiques. Comment le journaliste peut libérer la parole en assurant que ce qui sera dit ne mettra pas en péril son narrateur ? Cette question est véritablement le fil rouge du film. La confiance nécessite un investissement humain et émotionnel important du journaliste. Et ce d’autant plus que Jeffrey Wigand occupait un poste à responsabilité. Lowell Bergman le répète, il est « the ultimate insider ».

De trop nombreuses personnes refuseraient de parler. En tant que source, Jeffrey Wigand hésite à révéler les informations. Dans sa quête de vérité et à mesure qu’il avance dans son reportage, le journaliste est perpétuellement responsable de sa source. C’est d’ailleurs la conclusion glaçante du film. Lowell Bergman finit par démissionner, ne pouvant plus assurer décemment la protection de ses futures sources. La chute est volontairement pesante, comme pour nous rappeler que la protection des sources par le journaliste constitue sans nul doute la pierre angulaire du journalisme d’investigation ; un besoin pour notre société, l’un des fondements même de nos démocraties. Peu importe les pressions, c’est un bien qu’il faut défendre. Peu importe les révélations, ce qu’il faut défendre, c’est le travail menant à la libération de la parole.

Titre original : The Insider

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Durée : 157 mn


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