Résidue

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Home sweet home

Besoin de justice

La population d’un quartier pauvre de Washington se trouve expulsée à mesure que progresse inéluctablement la gentrification du secteur. Hormis son ouverture, c’est à rebrousse-poil d’un point de vue global ou d’ensemble que nous pénétrons dans cet environnement en pleine mutation ; nous nous y déplaçons par le biais du regard de Jay, enfant de la zone, parti pour devenir scénariste. Il revient déterminé à conter l’histoire de ce quartier avant qu’il ne disparaisse, tout en renouant avec un passé trop longtemps négligé. Plus que de sensationnel, c’est de vérité et de justesse pour les habitants originels dont Merawi Gerima (qui signe là son premier long-métrage) cherche à faire preuve. Raison pour laquelle il évitera tout point de vue les surplombant, s’attachant d’abord aux individus, à leur personnalité et à leur humanité, pour éviter toute globalisation déshumanisante. Le passé et l’évolution du lieu, comme des personnages, ne seront ainsi dévoilés que par bribes et sporadiquement, au gré des rencontres de Jay ; rencontres souvent fortuites autour desquelles se structure le film. Cette parcimonie de l’information permettant dans un même temps de placer le spectateur dans la même situation que le personnage principal, celle d’un étranger plongeant dans un territoire devenu inconnu, marqué par la crispation tangible à chaque plan ; facilitant ainsi son immersion. Les questions raciales ne sont pas le centre de gravité du film ; elles se retrouvent plutôt placées en toile de fond : les habitants historiques et pauvres du quartier étant noirs, tandis que tous les nouveaux arrivants sont blancs. Ainsi, la tension du milieu donne la sensation d’être d’abord issue d’un mépris de classe et d’une pauvreté tutoyant la misère. Bien écrit, aucun des habitants d’origines n’est un cliché et Merawi Gerima ne verse ni dans la condescendance ni dans l’angélisme en ce qui les concerne : une bonne partie de la population d’origine, quand elle n’est pas hostile à la démarche de Jay, est fortement tournée vers la délinquance et prompte à se montrer agressive.

     

Espaces fantasmagoriques

Esthétiquement, Résidue est majoritairement constitué de plans serrés sur Jay, de gros plans ou de plans rapprochés fragmentant l’espace et conférant un aspect dédalique à la zone filmée. Une fragmentation qui est aussi utile à créer un puissant hors champs duquel est susceptible de surgir, du coin d’un mur ou d’un grillage, les figures de son passé. Mais surtout, cet aspect fragmentaire permet au réalisateur de glisser, entre deux plans du quartier, des images du passé de Jay, tournées en pellicule (ou en tous cas, dotées d’une esthétique similaire à celle de l’argentique). Autant de sautes temporelles proches de l’hallucination ayant le double avantage de donner corps à un trouble mental grandissant chez Jay, tout en permettant au film d’acquérir une belle respiration, le gardant de n’être qu’une énième captation documentaire ou « réaliste » d’un sujet social. Résidue peut même parfois surprendre en faisant preuve dans certains moments, d’une certaine poésie. Comme lorsque, face à une ancienne connaissance alors en prison, Jay fantasme leur conversation en direct et que l’on se retrouve projeté dans les bois de leur enfance. Aspect fantasmagorique renforcé par la bande sonore, car mêlant les sons des instants présents à ceux passés ou fantasmés, les déconnectant d’autant plus de la réalité ; donnant à cette ambition d’évasion psychologique un aspect inatteignable, car justement pollué par les sons de la dure réalité. Ainsi, si son sujet est inflammable, Residue n’est pas hystérique et, à l’inverse, il est plutôt calme, voire posé. À l’image d’Obinna Nwachuka, incarnant efficacement Jay en perte de repères, lui qui se rend compte de l’immuable distance prise d’avec ses racines (et ce faisant, d’une part de son identité).

     

Manque de justesse

Résidue évoque forcément Do the right thing, de Spike Lee, ou encore Boyz n the Hood de John Singleton. Autant de films issus d’un cinéma profondément politique, à la lisière du militantisme et conçu comme un moyen d’action voulant faire bouger les mentalités. Toutefois, et c’est là la limite récurrente de ce type de cinéma, le parti pris politique de ces films, aussi noble soit-il, tend à en limiter leur porté. En l’occurrence, dans Résidue, cette limite est tangible par le fait que la subtilité scénaristique est consacrée aux habitants d’origines uniquement, et pas à la communauté des nouveaux venus ; communauté caractérisée comme méprisante, ignorante, voire stupide. Ensuite, cette limite se ressent visuellement par la place que donne le réalisateur aux deux communautés, comme à celle de l’institution policière. Cette représentation consistant en ce que chaque habitant historique soit visible à l’écran, tandis que les nouveaux arrivants sont, eux, réduits à l’état de silhouettes fragmentées (situés dans le flou ou en amorce sans qu’aucun visage ne vienne les personnifier) tandis que la police est dépourvue de présence physique et renvoyée hors champ. La nature visuellement abstraite de ces deux dernières représentations a pour effet de conférer efficacement à ces personnages un aspect hostile, collant bien au point de vue des habitants d’origine. Mais ce faisant, le procédé tend à leur faire ce que, justement, on peut leur reprocher : déshumaniser les individus pour mieux les dominer, les juger et les rejeter. Atténuant, de fait, une part de la subtilité du film, qui prêtera ainsi le flanc à une critique négative de sa démarche, pourtant utile et nécessaire. Mais qu’on ne s’y trompe pas, malgré ce souci, Résidue demeure beau, tragique et radicalement prenant. Il fonctionne à merveille et l’on ne pourra qu’être atteint par sa finalité en point de suspension…

  

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Durée : 90 mn


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