Quelque part au milieu du brouillard
En 2022 Maciek Hamela, un polonais, se porte volontaire pour transporter dans son van, comme s’il était un taxi, divers réfugiés ukrainiens au travers de leur territoire en guerre. Alors qu’il accomplit son devoir, il filme ses divers passagers et tout son parti pris de mise en scène consiste alors en un point névralgique : ne pratiquement jamais quitter son van pour filmer les individus qu’il transporte. Ce faisant, par ce dispositif, l’auteur capture l’image de deux sujets : l’humanité de ses passagers et la guerre vue d’en bas. Maciek Hamela enchaîne ainsi tout au long de son film/voyage les témoignages d’individus hétéroclites, hommes, femmes, enfants, parfois sans liens les uns avec les autres, d’autres fois blessés par balle, pour les laisser narrer tantôt leur passé, tantôt leur vécu de la guerre et, très rarement, leur possible avenir. Il est d’ailleurs à noter que l’emploi du futur disparaît de la bouche des témoins à mesure que la guerre progresse, que les combats font rage et que la brutalité des envahisseurs s’accroît. Ainsi, la guerre devient la seule réalité de la vie bouleversée des personnes transportées. Cette dynamique aux conséquences irréversibles se ressent particulièrement dans les silences qui émaillent de plus en plus les témoignages des passagers à mesure que le film progresse. Mais elle se ressent peut-être surtout lorsque vient le tour des enfants de se livrer à la caméra et que ces derniers, candidement et en toute innocence, réinventent leur façon de jouer en y intégrant la guerre : pierre, feuille, ciseaux devient ainsi pierre, feuille, pistolet…
Partout et nulle part
Visuellement parlant, la guerre est surtout présente dans les paysages traversés et filmés occasionnellement au travers des vitres du véhicule. Aucun combat n’est ainsi directement visible durant le film, uniquement la présence de carcasses de blindés, des débris d’immeubles, de ponts, de divers autres dégâts matériels ou encore des points de contrôles qui doivent être traversés ou des mines qui doivent être contournées. Ainsi, Maciek Hamela représente la guerre telle que vécue par par la population ukrainienne : une forme de brouillard mortel constant qui empêche de savoir qui est où, qui fait quoi et quand. La guerre acquiert ainsi un intéressant aspect paradoxal dans l’œuvre, car elle est à la fois diffuse, abstraite, et concrète, omniprésente. Par ailleurs, ce procédé anti-spectaculaire et anti-propagande permet à l’auteur d’éviter de glorifier les combats. Soit une technique qui va à rebrousse-poil des multiples images de chars, de bombardements ou de batailles et d’assauts, filmés par drone ou par gopro, qui abreuvent les écrans occidentaux et qui tendent à faire de cette tragédie un événement lointain ou, pire, une distraction.
Aussi proche que lointain
La radio du van ponctuellement allumée et qui relate certains événements comme la chute de Marioupol, est un autre moyen de rendre les combats présents et permet de saisir tout de même un peu la chronologie de ce que l’on voit. Ce qui renforce la structure narrative du film et en amplifie l’efficacité. De façon générale, très peu de musiques sont présentes et ces dernières ne sont quasi exclusivement employées que sur des images de l’environnement vu à travers des vitres du véhicule. Cette rareté permet à l’auteur de focaliser l’attention du spectateur sur la parole de ses personnages et de l’immerger avec plus d’efficacité dans son fourgon. Une immersion elle-même accentuée grâce à l’emploi d’un seul et unique type de plan pour filmer ses passagers : frontal et à la courte focale, ce qui permet d’englober tout l’arrière du véhicule pour y projeter le spectateur avec aisance. L’usage de cette optique permet aussi à l’auteur de clore d’autant plus l’espace dans lequel sont assis ses passagers et de transmettre avec efficacité le sentiment de claustrophobie qu’ils ressentent. De plus, la rencontre avec la réalité de la guerre, notamment par les mines posées sur le parcours, ainsi que les diverses tentatives de trouver un itinéraire de substitution face aux ponts détruits, renforce la sensation de danger permanent auxquels font face les protagonistes et donne ainsi une idée du courage dont à fait fait preuve Maciek Hamela en faisant office de transporteur.
La création, même en guerre
La richesse de Pierre, feuille, pistolet réside enfin dans la dimension symbolique et métaphorique de son dispositif de mise en scène. Car en filmant tel qu’il le fait des individus en mouvement perpétuel, en exil sur des routes anonymes, sans savoir quel peut-être la destination finale, physique comme intellectuelle, et avec tous leurs repères réduis à néant, l’auteur représente les sévices universels et intemporels de toutes guerres au cours de l’histoire. Ainsi, plus qu’un documentaire informatif, Pierre, feuille, pistolet est une véritable œuvre cinématographique, un documentaire de création de très grande qualité dont l’urgence dans laquelle il a été réalisé ne l’a jamais empêché d’avoir de superbes enjeux esthétiques qui lui permettent d’acquérir plusieurs niveaux de lecture. Belle œuvre, aussi humaine et sensible qu’intelligente, Pierre, feuille, pistolet est absolument à voir si l’on se sent concerner par la guerre en Ukraine comme par un cinéma de qualité.