Attention Mesdames et Messieurs : un concours de danse peut faire gagner jusqu’à 1500 $ ! Il suffira simplement à Gloria de trouver un partenaire pour prétendre rentrer dans la compétition, et de tenir debout quelques milliers d’heures durant. Fait historique réel : des marathons de danse étaient bel et bien organisés pendant la Grande Dépression, au début des années 1930.
‘Welcome to the dance of Destiny!’
Les candidats se massent pour participer. Certains veulent l’argent, d’autres la gloire. De Gloria, incarnée par une Jane Fonda “couillue”, on apprend vite qu’elle en a bavé : ce n’est pas la première fois qu’elle concourt, elle n’a jamais eu un partenaire digne de confiance, elle a souvent dû ne compter que sur elle-même. La vie ne lui a pas fait de cadeaux. Elle est seule. Dans les dortoirs, en coulisse, on est plus proche de la cale de bateau que des paillettes d’un Get into the Groove de Madonna. Au générique de notre sitcom : un vieux marin, une ex-starlette, une femme enceinte décidée à souffrir le martyre pour pouvoir nourrir son bébé, son macho de mari, un futur taulard – le partenaire de Gloria.
Très vite le verni tombe, les couleurs palissent, les cheveux s’encrassent et les maquillages dégoulinent. La jolie piste de danse colorée se transforme en cirque… Maître Loyal ressemble furieusement à un présentateur de jeu télévisé. Sa voix de commentateur sportif fait monter le suspense. Il mène la danse, attise les curiosités malsaines, manipule, fait chanter, camoufle une mort accidentelle, hypnotise les femmes, noue les intrigues et suscite l’émotion des spectateurs qui se mettent à parier sur leurs poulains. Ce n’est plus un simple cirque, et nous n’avons pas affaire à de vulgaires clowns, mais à des gladiateurs qui luttent pour leur survie, avec, à la clef du spectacle, de la musique, des cotillons, et des sensations fortes : qui va arriver à manger à la fin du mois ? C’est à vous de décider !
‘Vous pensez que la vie c’est ne pas être mort !’
La première course éliminatoire entre les danseurs donne le coup d’envoi d’un huis clos toujours plus horrifiant d’obscénité. Les ralentis, loin d’héroïser les gestes de nos champions, déforment les faciès et les figent outrancièrement dans la douleur, la haine, la rage ou la panique. Quand Robert, le cavalier de Gloria, s’écroule sous l’effort, la caméra le suit au sol et nous projette dans la mêlée de jambes prêtes à piétiner quiconque s’affaissera dans le troupeau.
Parqués dans l’arène alors qu’Alice, la starlette, guette désespérément son visage terni dans toutes surfaces réfléchissantes, Robert, à l’écoute de ses sens, s’expose, pour tenir, à chaque rayon de soleil, à chaque courant d’air frais qui pénètreraient les murs de sa prison. Celle qui était arrivée si étincelante ressemble maintenant à la mort, maigre et lessivée, ses cheveux argent en bataille, dans sa robe blanche souillée. Attirée par la chaleur, elle tente de séduire cet homme muet et instinctif dans une scène glaçante où, dans un élan frénétique et enfantin, elle s’agrippe à lui, mendiant une étreinte impossible. Les sentiments sont vains et pitoyables, le sexe est brutal : Gloria, dégoûtée et jalouse, accepte de s’offrir à Rocky, le meneur de jeu, à condition qu’il ne la touche pas, dans un rapport de force dénué d’humanité.
A la radio au même moment : des nouvelles de Mussolini, de la conférence internationale de Genève sur le désarmement, d’un dîner 4 étoiles avec des dirigeants américains dans un hôtel romain. On pense alors aux camps de concentration, à un Primo Levi défait qui a passé sa vie à écrire afin d’oublier ce qui le hantait sans cesse : ce sont les meilleurs d’entre nous qui sont morts les premiers. Cet exemple extrême et suprême de déshumanisation n’arrive pas gratuitement, l’évocation – ou invocation quasi démoniaque – de Mussolini non plus. Les camps de concentration ont pu exister parce qu’on a su accepter qu’un homme puisse être une mécanique, une matière première pour du savon ou des boutons de chemises : ‘vous vous cassez une jambe, nous la réparerons’.
On ne répare pas tout ce qu’on casse : le vieux marin rendra l’âme peu de temps après dans les bras de Gloria, au cours de la deuxième course éliminatoire. Une telle scène d’épouvante, traitée selon les conventions hollywoodiennes, aurait facilement pu tomber dans un pathos édifiant et moralisateur. Adaptant le roman du même titre d’Horace MacCoy (1935), Sidney Pollack réussit toutefois à transcender le sujet historique en lui donnant une portée allégorique, sans jamais se vautrer dans le sentimentalisme ou la chronique sociale misérabiliste, celle qu’entretient la télévision pour faire pleurer dans les chaumières, à l’image du présentateur de ce grand reality show. Non content d’avoir volé la robe de rechange d’Alice afin qu’elle soit encore plus pathétique aux yeux du public, il plantera la frêle Ruby éreintée et enceinte jusqu’au cou devant un micro pour qu’elle fredonne ‘les meilleures choses de la vie sont gratuites’, avant d’aller ramasser au sol les pièces jetées par le public complaisant.
‘Le monde entier est peut-être comme un casting. Tout est truqué avant même qu’on ne se montre’
Difficile de supporter le miroir que l’on nous tend! Amateurs de grandes chorales lyriques et de prédictions utopistes, du fond des cercles de l’Enfer, le vieux Dante tonnerait : "Vous qui entrez ici, laissez toute espérance!"… Dans ce cauchemar monté comme un long coma, alternant douloureux flashbacks bucoliques et préfigurations sinistres de l’incarcération de Robert : pas de bout du tunnel, pas de beau temps après la pluie. Pas de vainqueur. Ce film est jusqu’au-boutiste, militant et dégueulasse. C’est pourquoi il est toujours autant d’actualité, en pleine crise financière, en pleine banalisation de la télé-réalité, en pleine culture du spectacle, dans une société capitaliste où l’argent compte plus que la dignité, où l’on n’hésite pas à tirer profit des faiblesses de ses semblables. De l’eugénisme facho-nazi agrémenté de protestantisme sévère, les Américains, et par extension les Européens, ont retenu une leçon : on a que ce qu’on mérite… Aime toi, le ciel t’aidera.
Cynique et déçue, Gloria, l’amazone rebelle et revêche, est née “loseuse”. Sa victoire ne satisferait personne à part la vieille qui a misé sur elle. Rocky, ‘sûr de pouvoir repérer un loser’ quand il en flaire un, ne peut lui proposer à la place qu’un mariage arrangé avec Robert pour la plus grande excitation du spectateur : plein de cadeaux, de l’argenterie, des gaufriers, des toasters… Ça fait rêver… Il y a un profil du winner : émouvoir, s’accrocher, écraser, avoir la foi, au risque de perdre intégrité et sens critique. De foi, Gloria n’en a en personne, a part dans son partenaire en qui elle a bien été forcée de faire confiance, jusqu’à son suicide, qu’elle est incapable – ça aussi – de mener à bien.
Sortis de la fête et des lumières artificielles, le paysage est gris et plombé. A l’issu de ce manège répétitif et sordide, la mort vient comme une délivrance, une promesse de liberté. On dit que l’homme est un loup pour l’homme : c’est inexact. Michael Sarrazin, observateur laconique au regard bleu, a tout de l’animal placide et opaque, qui inquiète parce qu’on ne peut ni le cerner, ni saisir ses pensées. D’une infinie loyauté, il n’aura aucun mal à tirer sur Gloria, au risque de passer le restant de ses jours au trou, privé de la vue de l’océan. « On achève bien les chevaux », dira-t-il aux flics interloqués qui le percevront comme un monstre pervers sans voir la vraie menace : l’hypocrisie des légions de spartiates qui ont l’indécence d’avoir plus de pitié et d’indulgence pour un cheval que pour leurs congénères.
* célèbre chanson de Beck.