Nostalghia (1983)

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Accompagné de la belle interprète Eugenia, le poète russe Gortchakov visite l’Italie, afin d’écrire un livret d’opéra sur Sosnovski, serf et musicien russe du 18e siècle qui, envoyé par son maître à Bologne pour y développer ses dons, préféra par nostalgie revenir esclave dans son pays où il se suicida

Dans une situation comparable – le pouvoir idéologique ayant remplacé celui du sang -, Gortchakov est en proie aux mêmes affres. Sourd aux appels désespérés du corps désirant de la jeune femme, il trouve un frère de souffrance en Domenico, semi-clochard habitant une maison en ruine, où il avait naguère séquestré sept ans durant sa famille pour la sauver de la fin du monde.

Cette espèce de saint faussement insane, dont la population du village toscan surveille les actions, prie le Russe de transporter pour lui (qui en est empêché par les résidents) une bougie allumée d’un bout à l’autre d’un antique bassin thermal consacré à Sainte Catherine. Alors qu’à Rome, perché sur une statue équestre monumentale, Domenico s’immole par le feu pour dénoncer la dégradation spirituelle du monde, Gortchakov accomplit l’étrange rite dont la tension extrême achève son cœur malade.

En mourant il connaît l’apaisement d’une sorte de conciliation de l’épreuve italienne et de la terre chérie. Il pose, face à la caméra à même le sol avec son chien, entre une mare au premier plan et sa maison familiale à l’arrière-plan. Cependant, un élargissement révèle que le décor russe se trouve enclavé dans une cathédrale en ruine visitée auparavant. Accompagné Off par une voix féminine a capella psalmodiant un chant très pur, une silencieuse chute massive d’épais flocons neigeux vient tendrement consteller l’ultime image.

La linéarité du synopsis n’est pas représentative du principe de la structure du film, qui s’appuie sur un petit nombre de puissants fantasmes spirituels, au point que dès avril 1980 (Journal, Cahiers du Cinéma, 21 avril 1980), plus de deux ans avant le tournage et après un an de réflexion commune avec Tonino Guerra, Tarkovski avait déjà retenu quatre épisodes parmi tous les projets imaginés : les fous avec le cheval de bronze, la Madonna del Parto, Bagno Vignoni incluant l’homme à la bicyclette et le début de la scène à l’hôtel Palma au bord du bassin.

Une lecture littérale de ces scènes cependant ne dirait rien du sens de l’œuvre, qui touche au monde intérieur de l’homme. Tarkovski déclare à ce propos avoir libéré le scénario de l’accessoire narratif pour se concentrer sur l’irreprésentable mental. En approchant lentement le visage du protagoniste dans la pénombre, la caméra pénètre véritablement dans l’étrange monde de l’esprit. Visage déformé et grimaçant – comme tout visage qui n’est pas traité aux artifices du tournage -, conformément à la terreur que ne peut manquer de susciter cet espace immense et inconnu, dont les propriétés sont si différentes de celles du monde extérieur.

La présence de femmes à l’allure de sorcières autour de la Madonna del Parto procède de la même référence imaginaire. Les similitudes entre l’Italie et la Russie rêvée, notamment les paysages enveloppés de brouillard suggèrent une consubstantialité, qui n’est guère pensable que dans un système intérieur.

C’est ainsi que le parcours du film n’est autre que la figure d’un mouvement intérieur. La scène de l’hôtel rend compte à travers la frustration d’Eugenia de la force de la crise qui détourne l’homme de la tentation de la chair, en faveur de l’action spirituelle.

La Madonna del Parto est un puissant foyer de référence de la vitalité du monde. Dans un rituel très profane d’esprit, le ventre d’une effigie de la fresque de Piero Della Francesca, libère une nuée de moineaux comme autant de graines ailées se dispersant pour ensemencer l’univers. Gortchakov, dont l’image de Maria, son épouse, est associée à la fécondité dans un rêve est concerné au premier chef par la parole implicite de la Genèse « Croissez et multipliez ».

L’amour n’est pas seulement un sentiment de couple. C’est surtout le fondement de la société humaine. Paradoxalement, seule Eugenia est présente à cette fête de fécondité qui paraît s’adresser au Russe. Ce qui confirme que le film est dédié à la crise intérieure de Gortchakov, et au questionnement douloureux qui s’ensuit. Autrement dit, l’extérieur est à l’intérieur, il n’est pas nécessaire d’être physiquement présent pour participer aux événements : l’ordre cognitif n’est pas ce qui règle le film.

Le traitement du volume à l’image tend imperceptiblement vers un effet de vertige pour que nous sentions bien que la représentation cognitive n’est qu’une norme transitoire. Des constants décalages déterminant l’appartenance de l’image et du son à la réalité intérieure résulte une sorte d’humour sans rire, propriété remarquable de l’esthétique inimitable du film.

Il faut recourir à la notion de lien à distance, si essentielle au cinéma artistique, pour comprendre pourquoi, gros de tout le film, le long plan séquence du rite de la chandelle n’est jamais lassant. Le rayonnement intense des chandelles votives devant l’image sainte se relie au feu des deux sacrifices : celui qui terrasse Domenico et celui de la chandelle de Gortchakov.

De même que le thème de la fécondité établit un lien puissant avec le monde, de même la statue équestre de bronze en nous transportant dans l’antiquité romaine y projette Domenico par sa ressemblance avec le cavalier. Rappelons que la conscience en éveil qui caractérise le héros en crise de Tarkovski s’étend à la totalité du monde, dans l’espace et dans le temps. Domenico reconnaît qu’il fut égoïste de vouloir préserver sa seule famille.

C’est l’univers qui doit être sauvé. Le caractère médiéval de Bagno Vignoni s’inscrit dans le même anachronisme unificateur participant de la tâche artistique de ce "sculpteur de temps" qu’est le cinéaste.

Quant à la bicyclette tournant à vide, elle réduit à néant la sollicitation d’Eugenia en déroulant du temps sur place. Ce qu’accroît curieusement le jeu des sons en manifestant la prépondérance du monde invisible. On a dit avec raison (Bàlint Andràs Kovàcs et Akos Szilàgyi dans Les Mondes d’Andreï Tarkovski, l’ « Age d’homme ») que les bruitages dans Nostalghia formaient une véritable partition musicale.

On sait que Tarkovski eût préféré éliminer totalement la musique de fosse de ses films au profit d’un agencement des sons de la réalité, dont la beauté nous est en général méconnue. Toute sorte de bruits, y compris les plus triviaux (un objet métallique frappant le sol en vibrant jusqu’à stabilisation, les gargouillis des tuyauterie, les clapotis de la source d’eau chaude, etc.), manifestent la présence d’une dimension invisible soulignant le caractère inessentiel de la plupart de nos actes.

Face à un Domenico tout entier tourné vers l’intérieur de soi, le comportement « hystérique » d’Eugenia (dixit Tarkovski), est représentatif de l’excès de palabre et de gestes, que veut neutraliser ce moulin à prière au délicat bruitage.

Réciproquement, par ce renversement des valeurs acoustiques, la musique d’écran se trouve frappée d’étrangeté au point de s’intégrer parfaitement à la "partition" : pensons à la musique chinoise du Général.

Dans la scène de la visite à Domenico, l’invisible s’intensifie par le bruitage à la fois doux et strident d’une scie mécanique accompagnant la majeure partie du dialogue puis, tels des carillons assourdis de cathédrale, par les gouttes de pluie faisant tinter divers objet. Tout cela place davantage Domenico du côté des prophètes que des fous. Le consensus social qui le stigmatisait est beaucoup plus nuisible : à manier d’un air égaré des objets trouvés au fond du bassin, c’est une des femmes du groupe des moqueurs qui paraît maintenant folle.

J’ai mieux compris l’expression « à couper le souffle », en découvrant un public hagard lorsque les lumières se sont rallumées après une projection de Nostalghia dans une salle comble.

Titre original : Nostalghia

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Durée : 130 mn


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