Tout a été dit ou presque sur Nanouk ! Édifiant constat. Donc plutôt que d’en faire une énième (et forcément moins bonne) critique, efforçons-nous de ne pas livrer le film à la muséification et de voir dans quelle mesure il est toujours édifiant pour le présent.
Nanouk est accroché tout en haut du Panthéon des films fondateurs du documentaire aux côtés de L’Homme à la caméra de Vertov (du point de vue des historiens du cinéma car ils ne sont pas l’unique source documentaire !). Or ne nous en cachons pas, pour bien des gens, Nanouk apparaîtra aujourd’hui suranné pour ne pas dire ennuyeux et poussiéreux. Et pourtant, à l’heure du formatage documentaire, il rappelle à nos mémoires engourdies que le documentaire, c’est bien du cinéma. À sa sortie, le film avait déjà soulevé une question fondamentale : celle des reconstitutions, des mises en scène. Les films documentaires ne sont pas de vulgaires copier/coller du réel sans parti pris ni subjectivité, ils sont avant tout du cinéma. Et mettre en scène ne veut pas forcément dire tricher, occulter le réel, masquer la vérité. Sous l’impulsion de reconstitutions, on obtient parfois une vision plus juste, plus vraie et plus puissante de la réalité.
Flaherty a passé 15 mois avec Nanouk et sa famille, créant ainsi une intimité forte avec les personnages qui deviennent eux-mêmes opérateurs et co-scénaristes du film en train de se faire. La trame narrative retenue par Flaherty est celle d’une lutte pour la survie. Pour servir cette démonstration, il met en scène des situations. Mais, contrairement à Vertov qui exhibe l’illusion, c’est une reconstruction qui ne se dit pas comme telle. Les scènes tournées avec Nanouk sont jouées, or Flaherty nous présente son film comme un documentaire. Il n’est qu’à voir Nanouk feignant de ne pas comprendre d’où vient le son du tourne-disque alors que Flaherty l’a initié au maniement de la caméra. De même, lorsque Nanouk part chasser dans le grand Nord, la scénarisation est totale : nul danger puisque la caméra est toujours à ses côtés quand d’ailleurs elle ne va pas jusqu’à le précéder…Suspense et stratégie d’identification au personnage typiquement hollywoodiens en somme !
Autre fameuse scène : celle de la chasse au phoque. Mué par le désir de faire un plan-séquence mais ne disposant pas d’une longueur suffisante de pellicules, Flaherty opte pour le bluff en collant les images entre elles pour rallonger la séquence. Son but était de restituer ce qu’il avait vu, comme il l’avait vu, en recréant artificiellement un temps réel et l’idée de durée. Ce type de conception documentaire a engendré une descendance plus ou moins heureuse : des transes sublimes de Jean Rouch jusqu’aux déviances propagandistes du Cauchemar de Darwin avec ce qu’il ne dit pas, ce qui n’est que rumeur, reconstruction lacunaire… Mais Flaherty a dit ce qu’était le cinéma documentaire : pas un simple document ni un reportage, mais un art.
La question est finalement toujours la même : faut-il mettre en scène le réel ou le filmer à son insu ? Si bien sûr une telle distinction est possible…