Si on prend l’expression au pied de la lettre, la « coupe » du monde n’est pas seulement un tournoi, mais aussi une découpe, une section, une sécession. Les sports collectifs ont cette tendance bien particulière à exalter les patriotismes chez leurs pratiquants et leurs spectateurs, avec toutes les rivalités et les incidents diplomatiques inter-frontières que cela implique. C’est vrai pour le baseball, c’est vrai pour le basket, et c’est extrêmement vrai pour le football, cette discipline qui crée sans difficultés des icones nationales partout sur le globe (Maradona, Pelé, Neymar et autres en Amérique Latine), et qui, en Europe, pose la question complexe des flux migratoires, et de la place que devraient occuper certains joueurs dans l’imaginaire de quelques Frances « black-blanc-beur ». Mercato, film français au titre espagnol, raconte grosso modo d’une histoire, quatre variations. Celle de Gassama (Birane Ba), joueur noir français devenu star au Real Madrid, dont l’ascension sociale impressionnante frustre et fait rêver son frère/manager (Stéphane Bak). Celle de Bentarek (Hakim Jemili, un fidèle du réalisateur, Tristan Séguéla), gamin banlieusard comme les autres qui tapait dans son ballon « en bas de la tour », jusqu’à ce qu’il soit repéré par un agent, et valorisé jusqu’au PSG. Celle d’un autre joueur noir, représenté par le même agent, qui dit souffrir du racisme en Chine, où il joue, et celle d’un ado métis, mis sous pression par sa mère et approché par un club allemand. Le foot, plus qu’une affaire de passes et de tacles, de gardiens et d’avant-centres, est donc un terrain moderne très fertile qui nous permet d’aborder des questions fascinantes, dont ce que doivent des accueillis à un pays, et de là, ce que c’est, au fond, qu’un pays (un gouvernement, un peuple, un audimat ?).
Lilian Thuram & Vikash Dhorasoo le répètent régulièrement, la compétition sportive est l’une des seules voies par lesquelles les populations paupérisées et donc, les fils d’immigrés, peuvent s’émanciper, et les suivre dans cette métamorphose, entre intégration et assimilation, c’est souvent raconter le collectif par le personnel, et suivre une aventure tendue dans les vestiaires des marginaux, où les récompenses sont dorées mais les erreurs éliminatoires. Idée de génie, dans ce contexte, d’avoir fait du protagoniste du film un rusé renard roublard, un agent inarrêtable, Driss, et de l’avoir fait camper par Jamel Debbouze. Debbouze, dans son statut de tenancier de son Comedy Club (ouvert en priorité aux humoristes « communautaires », qui font beaucoup de blagues observationnelles sur leurs cadres familiaux et les chocs culturels), peut être vu comme un passeur vers l’autre voie vers le succès à laquelle ont accès les enfants d’immigrés, c’est-à-dire, le show-business. Le mettre dans ce rôle complexe, contradictoire, à la fois rodeur et en quête de rédemption, c’est donc promettre un film qui affronte de plein fouet la méritocratie française multiculturelle, en utilisant explicitement l’une de ses icones, l’un de ses portails.
Jamel Debbouze n’est pas Zidane, mais c’en est quelque sorte le négatif, petit et maladroit là où l’autre est olympique, devenu célèbre au même moment, et qui raconte avec lui une sorte de spectre de ce que pouvait être l’homme maghrébin en France au tournant des millénaires. Il raconte, aujourd’hui, dans Mercato, une histoire non moins passionnante – celle des vendus de la République. Driss en est-il un ? Si oui, Jamel aussi ?
Adieu les cons, adieu les Coups de tête.
Hélas, une fois passé une mise en place assez savante des différentes intrigues, un premier acte trouble dans lequel le spectateur se demande sincèrement comment toutes ces ficelles peuvent se recouper, l’aspect Uncut Gems du film, clairement visé par Séguéla, se perd, s’essouffle. Les multiples ressorts scénaristiques sont trop fractionnés les uns par rapport aux autres, ils ne se chevauchent pas assez, ne se déposent pas assez les uns sur les autres. Un parti pris haltant, captivant, cède peu à peu sa place à un récit plus épisodique, qui nous fait dire que le cinéaste n’est pas encore tout à fait sorti de l’état d’esprit feuilletonnant et Netflixien qui avait bien du coloriser ses instincts dans Tapie. De l’homme d’autant plus cruel qu’il est vulnérable, poussé par la situation (un créancier fou furieux lui demande des comptes) à s’empirer (à crier sur des enfants, à ignorer ses poulains, à manipuler des seconds couteaux qui se sentent délaissés), on revient finalement à un archétype plus cliché, celui du père qui souhaite mettre fiston à l’abri.
Le fils en question est joué par Milo Machado-Graner, enfant-star d’Anatomie d’une chute. La rencontre acteurale paraît étrange sur le papier, et elle l’est au moins deux fois plus en pratique. Jouant le stéréotype du jeune ado écolo hors-sol et trop gâté, le personnage de Machado-Graner est écrit de façon très étrange, quasiment sabotée, puisqu’il paraît au final extrêmement patient et prêt à pardonner à son paternel ses absences, ses retards et ses débordements. Le conflit intergénérationnel est esquissé de façon très légère, et il retire au récit sa force critique. Quelle idée de spolier à Debbouze le droit, disons les choses comme elles sont, d’avoir un fils arabe ? Plus déchu que mauvais, interrompu en cours de route, Mercato ne sera donc qu’un addendum parmi d’autres dans une mode récente, celle des films sportifs para-athlétiques. Au recruteur du Haut du panier, aux sponsors de Air, à l’agent de High-Flying Bird, Séguéla proposait Driss comme alternative française. Mais loin de toucher à l’intelligence du film littéralement à thèse de Soderbergh, Mercato n’offrira au public qu’un héros de plus dans lequel peut se projeter l’adepte de fantasy football, un personnage qui pense le sport comme ce dernier, c’est-à-dire, par les statistiques. Qui joue, mais pas au présent. Au futur, au conditionnel.
Est-ce parce que l’économie des paris sportifs est en train de revenir sur le devant de la scène, entre Betclic et Winamax, que le film sportif moderne ne s’intéresse plus à des sentiments sportifs qui s’affrontent en direct, mais à l’expérience spectatorielle du connaisseur, du flambeur, du matheux et du mateur ? C’est ce que la rediffusion du film Le Stratège en 2024 (au Forum Des Images) et en 2025 (au Christine Cinéma Club) laisse à croire. Quand le film de foot français ne s’intéresse pas au foot féminin, avec tout le badigeonnage social que ça suppose (Comme des garçons, Marinette), il est donc totalement numéraire (Outre Mercato, Quatre Zéros, suite par Fabien Onteniente de son film de 2002, également sur un agent). Une tendance est née, un genre est mort et mis au tapis.